Appelez ça comme vous voudrez, tendance, « in », fantaisie d'été ou caprice de drôle,
il n'empêche qu'il n'aura échappé à personne que la temporada française 2012 a choisi
de tourner le cul aux coquineries onéreuses de nos starlettes pour leur
préférer quelques aspects moins saillants mais plus piquants du panel taurin.
Ceci m'amène à souligner un fait inédit, sans
doute dû à la tournure des choses, vu quelques fois au cours de cette
temporada : le « monopicador ».
De rigueur jusque-là dans les corridas concours (et quelques
ruedos en avance sur leur époque), on a vu cette année, et ce à maintes reprises, des
organisateurs préférer la présence d'un seul picador dans leur ruedo, mais
toujours en des occasions très ponctuelles : par exemple, l'événement « Toros de France » à Vic, voire même la corrida d'Escolar Gil à… Dax !!! Si, si !
Ces deux exemples ont d'ailleurs fait apparaître l'évidence
que cela ne peut pour l'instant se produire que lors de corridas
où les élevages sont dits « durs » (étonnamment, les autres
corridas des cycles vicois et dacquois ont toutes été piquées avec deux
picadors en piste… et l'on ne sait toujours pas ce qui a motivé cette
exception), et montrent que l'on ne réserve pas le même sort à tous les toros — cela variant selon le sérieux de l'affaire, j'imagine. Entendez par là qu'il y
a donc officiellement un toro que l'on souhaite voir piqué soigneusement et un
autre offert à un éventuel dézingage à l'ouvre-boîte sans que cela n'émeuve
quiconque. Mais c'est encore un autre problème et je vous laisse le soin de tirer
vos propres conclusions… sur lesquelles nous aurons beaucoup à dire
prochainement. En tous cas, si j'en juge par ces constatations, je veux croire
que cette présence solitaire apparaît pour les organisateurs comme une
solution, ou un simple gage, à la réhabilitation d'un premier tiers
mortellement atteint et à l'appréhension de l'être « toro » trop
longtemps mis à mal par la notion de « modernitude ».
Cela signifierait que l'on est en train de mettre sur pattes une énième génération de corrida de toros où l'attention
des foules serait concentrée sur la lidia du premier tiers. Alors, comment interpréter ce
fait nouveau ?
D'abord, qu'on se le dise, la Fiesta a tout à gagner de la généralisation de cette unique présence en piste : par définition, un seul picador réduit l'affluence dans le ruedo — moins de monde, c'est plus de clarté et
moins de distraction pour la bête.
Ce picador unique oblige l'animal à concentrer son attention sur
un seul et même objectif, particulièrement dans un petit ruedo, mais, pour des
raisons différentes, il se trouve que cela pourrait se vérifier aussi dans un
grand ruedo, bien que cette deuxième présence se justifiât davantage dans ce
genre d'arène. Ainsi, la présence massive et mouvante du picador suffit à ce
que le toro focalise son regard sur lui seul. Une seconde présence
de ce style dans son « dos » et hors de sa vue provoque la méfiance
vis-à-vis d'un point qu'il ne contrôle pas. Imaginez-vous avec un
adversaire face à vous et un autre dans votre dos ? Vous ne livreriez sans doute pas le
même combat que contre un seul, et tout en tentant de vous défaire de l'un votre
garde serait plus aiguë vis-à-vis de l'autre, celui que
vous ne voyez pas. Parce que l'attention du toro est portée sur l'ensemble du
théâtre et non sur une cible unique, il ne se livre pas pleinement et
l'appréciation de sa bravoure réelle se trouve faussée.
Capter l'attention d'un toro sur un seul et même point
pousse obligatoirement le maestro et ses hommes à un travail plus ciblé et
précis. La lidia prend alors tout son sens car il n'est pas question que le
toro perde temps et énergie à galoper d'un bout à l'autre de la piste, surtout quand
celle-ci est grande ou qu'on lui donne des passes superflues, comme la mortelle chicuelina dont on ne voit souvent que la beauté de l'exécution
tout en oubliant qu'elle peut être plus dévastatrice qu'une pique. Tout cela cumulé nuirait bien entendu à la suite des événements
et porterait préjudice au déroulement du tercio : le toro s'épuiserait en vue des autres tiers ; le public perdrait le fil de l'action et se lasserait, à
plus forte raison si le toro se montre tardo ou querencioso. Il est donc
indispensable de ne pas perdre l'animal de vue et de le garder savamment dans les plis
de sa cape. Voilà pourquoi la présence d'un second picador dans
les ruedos de grande taille se justifie plus aisément que dans les petits — elle permet de rattraper les erreurs de lidias (voulues ou non), voire de les autoriser.
La brega donnée dans un petit ruedo pourvu de deux picadors
se doit d'être tout aussi pointue et millimétrée que dans un grand. En effet, il suffit de replacer brusquement l'animal au centre de la piste pour qu'au moindre mouvement
de tête sa vue, soudainement distraite par un nouvel objectif, se fixe sur le
second picador, déjà à portée de corne, et qu'il se jette alors dessus sans
que l'on ait eu le temps de porter le quite opportun. L'appréciation des qualités
de bravoure, peut-être pourtant réelles, est alors perturbée et le tercio perd là aussi tout son sens. À ce sujet, je prie pour que le Club taurin vicois finisse par en
prendre conscience…
Par ailleurs, et cela est plutôt remarquable, l'absence du
second picador dans ce genre d'arène libère un espace dans lequel on peut
désormais placer un toro cul aux planches, celui-ci prenant de fait possession
d'un terrain inédit dans ce tercio. Même tardos ou querenciosos, on a donc pu
voir des bichos s'élancer de loin, de très loin, et même de l'autre bout de la
piste. Autant dire que pour les hommes en place tout cela oblige à une
réflexion sérieuse dans la façon de mener les lidias (les picadors eux-mêmes
ne sauraient démentir), ce qui donne enfin la part belle au toro et au tercio,
qui s'y prête — et si ce n'est pas par la qualité de la bravoure démontrée, c'est au
moins par l'émouvant spectacle d'un fauve se jetant corps et âme sur l'unique objet de sa colère.
Un travail de qualité (efficacité recherchée des
quites de cape, de brega et de lidia) pousse naturellement l'autre héros du
tercio, le picador, qui focalise alors sur lui tous les regards et les peurs, à plus d'efforts dans sa tâche. Toujours guidé par le maestro, son travail consiste non seulement à assurer sa propre sécurité
(on ne saurait en douter) mais à « aguanter » un toro qui
va dans quelques secondes vous réserver toute sa rage. Citer un toro planté trente mètres devant vous oblige parfois à bien des subterfuges, des gesticulations et des
manipulations, et l'on ne pourra que se réjouir de l'occasion qu'ont su saisir
Gabin Rehabi, à Céret, ou Alberto Sandoval, neveu de qui vous
savez, à Dax, pour transformer leur rude labeur en une vibrante communion rappelant à certains les glorieux après-midis exotiques des inoubliables Efrén
Acosta et Anderson Murillo. Qui s'en plaindrait ? Reste à prouver que cela
découlerait naturellement de piques placées dans le morrillo… Pour
l'instant, rien n'est moins sûr et je le déplore. Mais, une fois n'est pas coutume,
avançons à petits pas.
Bref, je ne vous ferai pas en plus l'affront de vous
expliquer que, pour ce genre d'exercice de haut vol, mieux vaut s'assurer que le
bourrin sur lequel on est assis est passé maître dans l'art de se faire
secouer la couenne sans trop remuer du croupion. Là encore l'absence d'un
second picador en piste, donnant l'opportunité d'augmenter les distances entre le toro
et le cavalier, implique que les montures soient préparées à cet exercice d'un
nouveau genre et que les cuadras dressent des chevaux solides et mobiles à
souhait prompts à encaisser des impacts plus conséquents. Mais, après tout,
avouez que l'on ne saurait refuser l'occasion de quelque batacazo velu qui
pourrait se présenter.
'Camarito' aurait-il été le grand brave qui nous a tant éblouis
à Vic s'il n'y avait pas eu qu'un seul picador en piste ? ou s'il avait été lidié
quelques jours plus tard à Madrid ? Allez savoir… Ce qui est sûr, c'est qu'un brave toro vicois, en raison de la taille du
ruedo et de lidia que l'on y donne en conséquence, ne serait peut-être qu'une
bedigue sans fond à Madrid — pour les mêmes raisons. Et la présence d'un unique picador est à l'évidence le geste premier d'une lidia consciencieuse et
raisonnée fait d'abord par l'empresa au public du lieu dont elle a la charge.
Il reste toutefois à trouver le moyen d'officialiser cette
pratique, en la justifiant publiquement et non pas en
l'« exceptionnalisant » de façon fantaisiste. J'imagine que ce
qui vaut pour Robleño et ses Escolar peut finalement bien valoir pour le G10
et ses Zalduendo, sans quoi la scission entre deux formes de tauromachie ferait
apparaître un sentiment d'injustice chez les partisans du fer et de la sueur face aux caprices de la dizaine d'empruntés aux poignets onctueux. Il serait donc grand temps, pour le bien de
tous et de la tauromachie, que les organisateurs de tout poil
progressent dans ce sens, car si cette pratique est certainement encore faillible et n'admet pour l'instant aucune conclusion officielle, nous
admettrons qu'elle apparaisse déjà comme un embryon de changement allant dans le bon sens : celui de l'humilité, de l'amour du travail bien fait, de
la beauté technique du geste (opportun, équilibré, intelligent), et de la place centrale redonnée au toro et à l'expression de sa bravoure. Sans oublier de mentionner que cela a même
l'air de plaire aux foules, toujours plus sensibles au travail laborieux de
l'artisan consciencieux qu'aux exigences malvenues de starlettes un peu
susceptibles et jamais assez rémunérées.
À bon entendeur…