31 janvier 2012

Lidier les augures


MARÍA DEL SAGRARIO HUERTAS VEGA (Santa Coloma par Huertas et Sotillo Gutiérrez - AGL), finca « El Chorro » à Calzada de Oropesa (Tolède).

Vaches de María del Sagrario Huertas © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com
C’est étrange comme vont les choses. À l’autre bout du monde, dans l’atmosphère moite de la forêt équatoriale, une mamie au museau de cochon prophétisait l’air de rien, c’était son gagne-pain, un avenir ombreux à José Pedro Prados Martín 'El Fundi'. Rongée de points de suspension, grignotée de silences, elle avait balancé ça, à quelque chose près : « Un aigle… Je vois l'ombre d'un aigle qui plane, l'œil étincelant et vif, porté sur l'horizon, la hauteur d'un souverain, et la quiétude d'un combattant résigné à ce qu'il sait faire de mieux : souffrir. Il luttera ardemment… pour l'honneur… La belle affaire… Chanceux, et riche, oui, mais… cela ne durera pas… Honneur à la con… Il ne devrait pas provoquer la mort avec tant d'arrogance et d'audace, tu sais… Il a l'air de le faire souvent… trop… mais… il va se faire mal… Je vois le triomphe, la gloire, le bonheur d'un roi, ça oui… mais je vois aussi le drame, les larmes et la tristesse des hommes… Quelque chose dans son regard qui ne va pas… Ça ne me plaît pas… tout finira mal, gringo, tout finira mal… » (Lire « Mauvaise blague » d'El Batacazo.)
C’était en 2009, il y a longtemps maintenant. Je ne sais pas ce que le diable a fait de Dona Colo aujourd’hui même si j’imagine aisément qu’elle porte toujours ses « pousses de piments rouge vif […] aux oreilles pour épouvanter les esprits malins ». J’ai envie de penser qu’elle trône encore dans « les cordes de lumière » du « Mercado Ver-o-Peso de Belém » à la façon d’un personnage des romans de García Márquez qui ont grandi sous la dictée de la vie qui rigole malgré tout et de la magie qui ressemble à Dieu certains soirs. Dona Colo aime-t-elle connaître le fin mot de ses oracles ? Peut-être pas je me dis. Moi je n’aimerais pas je crois, même avec des piments accrochés aux esgourdes. Après tout, elle ne saura jamais que le Fundi a survécu et que les « larmes des hommes » ont séché.

Tienta chez María del Sagrario Huertas © Joséphine Douet
Ils ont tous cru qu’il y était passé. C’est le fils de María del Sagrario Huertas qui nous l’a raconté. C’est un mec jeune, brun et poilu, un mec qui doit se raser au moins deux fois par jour pour situer le niveau de la chose. Ça s’est passé chez lui et devant ses yeux l’accident du Fundi alors il sait de quoi il parle et il en parle, comme de ses toros, avec beaucoup d’assurance et une voix rocailleuse. Il a montré du doigt l’endroit où le Fundi a chuté. Franchement, chez lui tout est plat et immense alors être catégorique est impossible. C’était par là au milieu de l’herbe et c’était aussi précis qu’un présage. Le cheval du Fundi s’est effondré, lui avec, et il n’a plus bougé. Ça s’est déroulé simplement, comme une chute de cheval. Le Fundi s’en est sorti ainsi que des cornadas de l’été qui a suivi. Ce qu’avait annoncé Dona Colo s’était finalement déroulé mais seulement à moitié en vérité car tout n’a pas mal fini mais cela aurait pu. Dona Colo ne pouvait pas savoir de toute façon, toute divinatrice qu’elle fût, que cette terre au pied des sommets de Gredos n’aimait pas que les choses finissent mal. C’est ainsi. Il n’y a rien là-dedans d’étrange ou de surnaturel, rien ne relève de la science-fiction ou du conte féerique, si peu en tout cas. Le Fundi n’est pas mort ici et a survécu et le fils de María del Sagrario Huertas élève les dernières survivances de la ganadería de Sotillo Gutiérrez. On les croyait morts eux aussi et voilà qu’ils renaissent sur l’herbe rase et plate des environs d’Oropesa. Personne ne semble le savoir même si c’est faux. La vérité, c’est que ceux qui le savent s’en moquent et feront même tout pour l’oublier. Le Sotillo Gutiérrez aujourd’hui, car le fer et l’élevage existent encore, c’est du Domecq. Ça doit prendre cent passes sans trop rechigner et mourir en s’asseyant gentiment.
Ce n’est pas ça qu’élève le fils de María del Sagrario Huertas. Lui a racheté ce qui restait du vieux Sotillo Gutiérrez, celui qui justifiait le fer en forme de dague, l’Albaserrada croisé de Buendía, mâtiné de Gamero Cívico et hérité de son père Esteban Hernández par Venancia en 1953, la sœur des Hernández Pla. Le monde est petit et se résume souvent à une affaire de famille.
Sous les squelettes de fer des lignes haute tension, les vaches grises aux reflets roux broutent l'herbe sur laquelle le Fundi n'est pas mort mais presque. Elles sont comme lui, pas mortes mais presque et le soleil qui s'endort sur l'Estrémadure les transforme avant la nuit en d'étranges formes noires que l'on imaginerait sans difficulté se mettre à hurler sous la lune, comme des esprits en errance. Pas morts mais presque comme le Fundi qui fait sa despedida en 2012. On meurt un peu quand on s'en va. Les prédictions, elles, ne meurent pas sur une herbe prompte aux secondes naissances, il reste un an au Fundi pour lidier les augures de Dona Colo et les mettre à mort car, à la fin, il faut une mise à mort.

>>> Un grand merci à Joséphine Douet qui nous a proposé une galerie de superbes photographies prises en 2011 lors d'une tienta chez María del Sagrario Huertas. À voir sur le site www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS.

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Retrouvez également une galerie consacrée à cet élevage sur le site www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS.

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Pour plus de renseignements sur l'élevage : www.terredetoros.com.

30 janvier 2012

Torrito Afición


En ce début d’année 2012, le bureau de l’association Torrito Afición est heureux de vous présenter ses meilleurs vœux et de vous convier à un week-end taurin les 3 et 4 février prochains en présence de notre cher mayoral, Fabrice Torrito. Depuis janvier 2010, où nous nous sommes regroupés et avons décidé de soutenir  Fabrice dans sa démarche, la motivation est toujours aussi grande et sincère. Alors, chers adhérents ou non de l’association, amis ou  aficionados, venez nous rejoindre à l’occasion de ces soirées.

Vendredi 3 février 2012 à Nîmes - Bodega des Amis de Pablo Romero (12 rue Émile-Jamais)
À partir de 19 heures, soirée de l’association : historique, bilan, renouvellement des cartes d’adhésion, présentation de la souscription autour de l’achat de deux sementales de chez Isaías y Tulio Vázquez, projets et rêves autour de la thématique de l'avenir de la tauromachie au campo
Vin et petites tapas seront proposés - Renseignements au 06 10 07 83 41

Samedi 4 février 2012 à Beaucaire - Le Coquemard (4 bis rue Camille-Desmoulins)
À partir de 19 heures, diner-débat sur le thème des  mayorales avec Fabrice Torrito (Marqués de Albaserrada),  Olivier Riboulet et Olivier Faure (Bayle chez Yonnet) autour des anecdotes, techniques de faenas de campo (ferrade, bouclage des veaux, tienta…)
Menu à 20 € (vin compris) concocté par notre Arlette des Halles de Nîmes - Réservations avant le 25 janvier 2012 : 06 25 42 18 25 ou <puce.al30@hotmail.fr>

Dimanche 5 février 2012 à Beaucaire - Brasserie Les 2 G (3 boulevard Foch)
L’antre beaucairoise nous propose un apéritif tapas et convivialité avec bilan du week-end en prime !

À l’occasion de ces deux soirées, exposition des œuvres de Pedro Naranjo, photos de Campos y Ruedos et une sympathique tombola mettant en jeu : 1 séjour à « Mirandilla » (hébergement 2 nuits à la finca « Mirandilla », 2 déjeuners à La Cerca de Los Toreros à Gerena (Séville), visite complète de la ganadería avec le mayoral et une demi-journée de « participation » aux tâches du campo avec les vachers) ; 1 œuvre réalisée en direct par l’artiste peintre sévillan Pedro Naranjo ; 1 dessin d’Eddy Pons et 1 bucrane de l’élevage du Marqués de Albaserrada.

Au plaisir de se retrouver et de partager notre afición autour de Fabrice.

Cuadri « à » Libé


C'est évidemment sous la plume de Jacques Durand qui nous dit aussi : « Tu peux préciser que ni le titre ni le chapô (ça peut s'écrire comme ça) ni la légende de l'illustration ne sont de moi… »

On clique ici pour pouvoir le lire.

28 janvier 2012

Notre premier « anti »


Ce blog a vu le jour en 2005. Ça commence à faire un bail. Jusqu’à aujourd’hui pas le moindre « anti » n’avait pointé chez nous le bout de son nez — ou alors j’ai oublié. Il faut dire que nous ne faisons pas fonds de commerce de la chose. Eh bien c’est fait. 
Notre premier « anti ». 
Ça se fête non ? Un « zanti » vient de pointer son nez en laissant un commentaire, anonyme évidemment, sur un post où nous évoquions le terrible coup de corne reçu d'un Palha par Israel Lancho à Madrid. C’était en mai 2009, il y a un bail également. Pas rapide l’« anti » anonyme. Il n’empêche que, plus de deux ans après, Campos y Ruedos a reçu le commentaire de son premier « anti ».
Pour le coup, je vous le livre dans toute sa bêtise crasse, littéralement rapporté : « Bien fait pour lui ! hi hi hi hi au moin il sais ce que ca fait ! » 
Si ça peut lui donner une petite érection à notre premier « zanti », ce sera toujours ça de gagné. T’as été publié sur Campos y Ruedos mon coco ! Alors, heureux ? Je dis ça mais si ça se trouve il s’agit d’une dinde…
Bon, les « antis », pas la peine de trop vous exciter non plus, c’est la première et dernière fois que nous publierons ce genre de débilité.
Hé ! oh ! les mecs ! Nous avons un niveau à tenir, nous, ici !

26 janvier 2012

Parentis et Calasparra chez Pablo Romero


Communiqué des Amis de Pablo Romero

Le vendredi 27 janvier à partir de 19 h 30, au 12 rue Émile-Jamais à Nîmes  : « Les férias de novilladas : une tauromachie en perdition ».
Rencontre avec la peña El Quite de Calasparra (Murcie) et l'Association des aficionados de Parentis-en-Born.

La tauromachie vit des heures très difficiles. Sous prétexte de rentabilité, même les grandes arènes ne réinvestissent plus dans les novilladas l’argent gagné avec les corridas. 
Depuis 2007, ce sont les novilladas qui ont le plus souffert de la récession — 43 % de spectacles taurins en moins en Espagne. Pourtant, dans ce contexte de crise, certaines villes tiennent le cap des « férias de novilladas ». Parentis-en-Born pour la France et Calasparra pour l’Espagne sont de celles-là. 

Entrée libre. Tapas et vin seront servis avant et après les débats.

25 janvier 2012

« Si Dios quiere »


Bip-bip, un nouveau message : « Estimado caballero. Nos vemos el 30 de septiembre en Algemesí a las 10.30 en el hotel del polígono industrial. Saludos cordiales, Juan Luis. »
Enfin le sésame ! Un mois venait de s'écouler de tentatives vaines à contacter le novillero Emilio Huertas et son entourage afin de le suivre pendant la journée de sa novillada à Algemesí. Il me restait à peine une semaine avant le grand jour. Depuis septembre 2010 je m'étais promis de retourner à Algemesí pour profiter de son cycle de novilladas, de ses peñas et de ses arènes carrées faites de bois et de cordes dressées au milieu du village. J'y avais découvert Emilio qui avait triomphé en 2010. Pourquoi ne pas lui proposer de le suivre, l'appareil photo au poing, le jour de son retour ? Après tout, passer un moment avec un novillero qui affronte les Escolar, Yonnet et Prieto de la Cal ne pouvait être qu'une expérience enrichissante pour un aficionado photographe.
À 10 heures le 30 septembre, j'étais devant un hôtel de zone industrielle. Fin prêt, les batteries chargées, le matériel bien rangé dans le sac, des conseils de photographes bien enregistrés et quelques idées sur mes prises de vue. Par contre, je n'étais pas du tout préparé à vivre une expérience humaine extraordinaire…
38 minutes, 2 cafés et 3 cigarettes plus tard, la fourgonnette de la cuadrilla s'arrête devant l'hôtel. J'avais perdu pas mal de mes moyens et au salut chaleureux de Juan Luis, le valet d'épée, de l'apoderado Tomás Campuzano, d'Emilio et de son picador, je crois que je ne pus marmonner qu'un glacial : « Hola, soy Flo. »
« Viens Flo, on va prendre un café ». Parfait, comme ça ce sera le troisième.
À demi-voix et un peu à l'écart j'explique à Juan-Luis que je ne suis ni journaliste ni photographe professionnel, et que le reportage que je souhaite faire ne sortira dans aucun magazine. C'est juste un projet personnel ; je veux simplement passer la journée avec eux, me faire tout petit, ne pas les gêner, prendre quelques photos d'Emilio lors de son habillage et c'est tout. La réponse de Juan Luis est sans appel : « Monte dans la fourgonnette, on va au sorteo. Dépêchons-nous sinon on va arriver en retard. »
Je respire…
Emilio est resté à l'hôtel avec Alvarito. Tradition et superstition. Le torero n'assiste pas à son sorteo ; il découvrira les novillos lors de leur entrée en piste. Que peut bien faire un novillero dans un hôtel de zone industrielle un vendredi après-midi ? Gamberger, essayer de dompter les ombres noires qui défilent dans sa tête, douter, avoir peur tout simplement. Attendre toute une journée sans distraction possible est l'épreuve la plus dure à laquelle doivent être soumis les toreros. C'est décidé : la prochaine fois je reste avec Emilio à l'hôtel pour partager ce moment, cette angoisse.

À notre retour, Emilio est assis seul à une table de la salle de restaurant avec le journal sportif local refermé. Il a dû le lire trois fois. Aussitôt le maestro Campuzano s'assied à ses côtés. « Complices » est le gros titre de ce Superdeporte ; ça fait une jolie photo de circonstance.
« Comment est la novillada, Maestro ? — Muy bonita, Emilio, muy bonita… »
Ça sonne comme une réponse stéréotypée. Vient se joindre à la table le reste de la cuadrilla qui a participé au sorteo. Tout le monde est d'accord : « Muy bonita. » Bien faite et très jolie. Un peu haute il est vrai — le n° 52 est particulièrement costaud pour une place de 3e catégorie — mais « muy bonita ». Tomás Campuzano n'en finit pas de réviser ses notes sur la novillada qui, pourtant, tiennent sur un confetti. Pendant que le picador et le valet d'épée miment avec les doigts l'encornure de chaque bête, Emilio se gratte machinalement la tête à l'endroit de la coleta ; ses mains se ferment, s'ouvrent, ses doigts se croisent. Une tension s'installe petit à petit, légèrement rompue par les blagues et les rires du reste de la cuadrilla.
« On va manger, Flo. Tu t'assieds avec nous. »
Juan Luis sait rompre ces moments de tension avec la chaleur et la fermeté qui caractérisent les Manchegos. Il me laisse parfaitement prendre la distance dont j'ai besoin pour faire mon travail et sait me rattraper pour me rapprocher du groupe. Le bonheur. Je suis au bout d'une table que je préside avec toute une cuadrilla et son torero devant moi. Je remarque qu'Emilio reste tendu et évite de croiser mon regard et celui de l'appareil photo. Je m'amuse même à rapprocher mon œil du viseur pour remarquer comment son regard change et la conversation avec son voisin de table perd de son naturel.
« Messieurs, c'est l'heure de la sieste. »
Juan Luis vient de marquer un nouveau tercio dans cette journée. Tout le monde monte vers les chambres. Les picadors semblent être les personnages à avoir le plus d'entrain pour ce genre d'exercice car, en moins de deux, les volets sont tirés. Pour les autres, pour Emilio en particulier, c'est une autre attente qui vient de démarrer. Il est 14 h 30 et la corrida débute à 17 h 30 ; trois longues heures sans sieste, trois longues heures où le repos est feint.
Le respect envers le torero impose qu'on le laisse tranquille dans sa chambre, mais rapidement cette chambre n'est qu'un va et vient de tous les membres de la cuadrilla à la demande expresse d'Emilio. Je me faufile, je me fais tout petit dans cette pièce de 12 mètres carrés où… nous serons bientôt six ! Les uns allongés sur le lit, d'autres sur une couverture par terre ou, pour le moins chanceux, assis sur un petit coin de lit. On commente, on raconte et on blague — bien sûr, le toro demeure omniprésent dans ces conversations. Emilio parle très peu mais veut qu'on lui parle. Une nouvelle fois il semble en proie au doute, à la peur, envahit par ces démons noirs qui débouleront bientôt en chair et en os sur le sable d'Algemesí. Affronter des fantômes paraît encore plus dur que tous les Prieto de la Cal, Yonnet et Escolar réunis.

« José, viens ! José ! José !
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Viens ! »
Le remède aux angoisses d'Emilio s'appelle José Otero. Celui-ci donne tout son sens au terme banderillero de confianza. Il est pour Emilio ce que la ventoline est à l'asthmatique : une bouffée d'oxygène. José sait lire les peurs et les doutes qui traversent le novillero. Il le rassure, l'encourage, lui dit que tout va bien se passer, que tout le monde est « à bloc » et qu'il faut sortir avec l'envie de bouffer du toro et triompher. Emilio ne dira plus rien. Il écoute le regard dans le vague — moi aussi j'écoute à travers le viseur. Je suis, presque voyeur, le témoin d'un moment particulier. Personne ne prête attention à moi, alors que je ne perds pas une miette de leurs faits et gestes.
Dans la chambre d'à côté, les picadors se sont réveillés. Dehors, Alvarito termine de brosser et plier capes et muletas. Cette soudaine activité marque le démarrage d'un pétage de plomb général. Ça gueule et ça chante dans la douche ; ça rigole ; ça chambre ; ça parle fort et ça remue.
« Il faut que la pression sorte. Ce sont beaucoup d'heures d'attente. En plus l'heure de la corrida approche et ils aiment ça. Ils aiment vraiment ça. »
Juan Luis vient de me « recadrer ». En vérité, ils aiment ça : le toro. Le doute et la peur ne constituent qu'un passage obligé vers cette excitation ultime que représente le fait d'aller combattre un toro.
Il est l'heure de l'habillage pour le novillero et sa cuadrilla ; c'est le moment que j'attendais avec impatience.

Juan Luis frappe à la porte de la salle de bain. Comme s'il s'agissait d'un message codé, le silence se fait immédiatement. Un de ces silences palpables et lourds où chaque parole prononcée doit être strictement nécessaire. Emilio sort de la salle de bain nu comme un ver. Son visage est grave et son regard semble perdu ; l'angoisse a laissé sa place à l'extrême concentration. Je suis impressionné par cet instant d'une force incroyable. Emilio se transforme en torero. Il ne me voit pas, son regard se perd et me transperce. Juan Luis lui tend sa montera qu'il se plaque sur le visage pour une courte prière avant de s'en coiffer afin de poser la coleta. Tous les gestes de l'habillage se réalisent parfaitement, lentement et sans brusquerie. Las medias, la taleguilla, las manoletinas, la camisa, el fajin Emilio ne dit rien, regarde au loin ou jette des regards aux images saintes que Juan Luis a installées dans un ordre préétabli sur le lit. Emilio embrasse fortement la médaille que lui tend Juan Luis et qu'il portera sur son corbatin, et se glisse comme il peut dans la chaquetilla. Il est fin prêt. Juan Luis s'éclipse alors discrètement. Emilio se fige devant les images pieuses, se signe puis les embrasse une à une. Je suis seul avec lui mais une force invisible me pousse à quitter la pièce — quelque chose me dit que ce moment est réservé au torero. Dehors, la cuadrilla fin prête attend en silence dans le couloir. Une clope, vite !
Emilio sort enfin, salue les membres de la cuadrilla un à un et tout le monde se souhaite bonne chance.
« ¡Vamos! Flo, monte dans la fourgonnette. »
Comme un membre de la cuadrilla, je suis prié de m'installer comme je peux dans la fourgonnette qui nous mène aux arènes. Il est 16 h 50.
La fourgonnette stoppe à environ deux cents mètres des arènes et le chemin qui reste se fait au milieu du tumulte des peñascurieux contraste. Emilio redécouvre ces arènes si particulières où il triompha l'an passé. Tandis que son apoderado le rejoint juste avant le paseíllo, je m'éclipse pour prendre place sur les tendidos.

Víctor Barrio tue son premier novillo de Guadaira et vient le tour d'Emilio. Après la réception de son novillo et la pique, Emilio est au quite. Mais sur une tentative de quite por la espalda, il est pris. Le novillo le projette en l'air et Emilio retombe lourdement sur l'épaule avant d'être repris au sol. J'ai la sensation que cette journée va se terminer maintenant et que le rêve de triomphe s'évanouit là, dès le premier novillo. Emilio se relève avec d'évidents signes de douleurs et regagne le burladero. Dans un geste de colère Emilio reprend sa cape en se dirigeant vers le centre pour terminer son quite par des chicuelinas très ajustées. Le public exulte. C'est le début d'une faena qu'il avait rêvée : deux oreilles et la queue — récompense certainement généreuse. Qu'importe, Emilio vient probablement de s'ouvrir les portes de la finale du cycle de novilladas. Au deuxième novillo de Guadaira il coupera une oreille supplémentaire. La sortie a hombros se fait sur les épaules de Juan Luis, le visage d'Emilio barré d'un large sourire. Lorsqu'il « revient sur terre » à une centaine de mètres de la fourgonnette, c'est l'air sérieux qu'il s'engouffre dans le véhicule, d'où il signe les quelques autographes des enfants venus le féliciter. Aucune euphorie. Lors du retour à l'hôtel il regarde le paysage défiler, sans réellement y prêter attention. La cuadrilla remonte dans les chambres pour se doucher. Une nouvelle attente commence ; attente au terme de laquelle Emilio saura si le jury le déclare finaliste. Tomás Campuzano, qui n'a pas lâché le téléphone jusqu'à l'appel libérateur, annoncera tranquillement, sans aucune exclamation, la bonne nouvelle à Emilio. Celui-ci, déjà rhabillé, a opéré une énième transformation : le visage a changé ; il est plus relâché, presque soulagé. « Je te parie que c'est la première photo que tu fais de moi où je te regarde en souriant. »

Alvarito recharge la fourgonnette pendant que le reste de la cuadrilla s'accorde une bière, Juan Luis s'approche de moi : « On part dans vingt minutes, tu viens avec nous à Arnedo ? Demain, Emilio affronte les Prieto de la Cal pour le Zapato de Oro. — Je ne peux pas, Juan Luis, je n'ai plus de batteries. »
Je ne crois pas avoir trouvé une excuse aussi pourrie de toute ma vie.
« Alors on se voit dimanche, si Dios quiere… »

Florent Lucas

>>> Un album consacré à cette journée est visible sur la page Flickr de Florent.

20 janvier 2012

Communiqué du cercle ATYP' de Céret


Avec quelques amis, tous aficionados et adeptes de l’Arène blanche — lieu de rencontres littéraires sur la tauromachie —, nous avons voulu réunir, élargir les débats, approcher l’impact de la tauromachie sur les créateurs et sa place dans la société d’aujourd’hui, d’où la finalité du cercle ATYP’ (Arte, toros y pensamiento — « Art, corrida et questionnements »).

Le 1
er colloque de ce cercle aura lieu le samedi 18 février 2012 de 14 h à 18 h au Musée d’art moderne de Céret (MAM).

Le maestro Luis Francisco Esplá sera le fil rouge entre tous les intervenants et apportera sa réflexion et son immense vécu à ces échanges.

PROGRAMME

• 
François Zumbiehl (diplomate et écrivain) : « Afición face à la taurophobie, un combat pour la diversité culturelle »
• Luis Francisco Esplá (matador de toros) : « Éthique et tauromachie »

 Pause
Visite des coupelles tauromachiques de Picasso avec Peggy Merchez, guide au MAM.

• 
Claude Viallat (artiste plasticien)
 Marc Lavie (rédacteur de Semama Grande) : « Quelques anecdotes autour du paso doble »
 Pascal Comelade (musicien et compositeur)

Table ronde « La corrida aujourd'hui »

Modérateurs : Alain Montcouquiol (torero et écrivain) et Jean-Pierre Pecastaing. Invité libre : Jacques Durand (journaliste et écrivain).

 — — —

Ce sera un plaisir de se retrouver nombreux ; venez, faites-le savoir et que
« Dios reparte suerte ».

Participation
Colloque + apéritif avec les intervenants : 10 € par personne. Places limitées. Confirmation de votre présence avant le 10 février 2012 Inscriptions Téléphoner au 06 25 26 35 56 ou envoyer un mail au cercle ATYP' Contacts Marie-Thérèse Bedos (06 22 56 68 51) et Jean-Pierre Mau (06 07 09 87 95)


Image Pablo Picasso / Paysage de Céret, été 1911 / Huile sur toile, 65,1 x 50,3 cm © Solomon R. Guggenheim Museum, New York 

19 janvier 2012

En peu de mots #01


Julio de la Puerta © Albert de Juan
Rome 2011

Pour débuter l'année, je prends un malin plaisir à montrer un Domecq figurant en bonne place sur une « liste noire des élevages » (sic)…
Pour clore la précédente, je tenais à rappeler la disparition des « Géants » Cy Twombly (Lexington 1928 - Rome 2011) et Walter Bonatti (Bergame 1930 - Rome 2011), mais, une fois de plus, le temps m'a manqué.


Albert de Juan sur Internet

18 janvier 2012

Sur les traces de Cartier-Bresson


La photographie dont nous vous avons parlé hier serait bien d'Henri Cartier-Bresson. J’emploie le conditionnel car, à cette heure, rien ne nous permet de l’affirmer.

Javier, du blog Toro, torero y afición, nous a expliqué qu'elle avait été dénichée par une étudiante réalisant une thèse sur « l’œil du siècle ». Et Javier de nous communiquer également le lien du blog Festivales de España où est exposée une autre photographie attribuée à HCB, un portier aux arènes de Valencia.

Il existe une autre photographie, très connue celle-ci, prise elle aussi aux arènes de Valencia et que l’on peut retrouver facilement grâce à Google. La voici. Cela ne veut pas dire que les autres ne sont pas du Maître. Peut-être s'agit-il de sa « poubelle », de photographies peu ou jamais montrées. Klavdij Sluban se plaît à dire que la photographie est l'art de la poubelle. Et Cartier-Bresson déclenchait énormément.

Affaire (toujours) à suivre.

17 janvier 2012

13 janvier 2012

Et ta sœur, combien elle vaut ?


Nous avons déjà évoqué cet hommage à Nimeño II qui s'affiche depuis quelque temps sur les murs de Nîmes.
L'artiste, qui voudrait rester anonyme, n'a certes rien inventé mais la démarche est à mes yeux très sympathique. Ceci étant, si l'on en croit un canard local, il semblerait que ceci pose plusieurs problèmes. Vous noterez l'emploi du conditionnel car j'éprouve naturellement une très grande méfiance à l'égard des canards locaux.
Il faut dire que le Sud-Est n'est pas à franchement parler le pays du canard.
Donc, il semblerait que cette démarche ne soit pas du tout du goût de la famille Montcouquiol à laquelle aucune autorisation n'aurait été demandée. Je ne suis pas totalement certain qu'il en faille une.
Ensuite, les photographies auraient été utilisées sans l'accord des photographes, parmi lesquels Lucien Clergue et Michel Pradel si je ne m'abuse. Là, c'est sûr qu'avec Clergue l'artiste il vaut mieux qu'il reste anonyme et se dispense de postérité.
Car il y a faute, et faute lourde. Si tel est le cas, c'est du vol pur et simple.
La photographie a décidément du mal à se faire considérer, réellement considérer.
Pas plus tard qu'avant-hier une personne pourtant très cultivée m'expliquait le plus naturellement du monde qu'une photographie ça ne peut pas valoir cher, puisqu'une photographie c'est juste clic-clac. J'en suis resté sans voix, ou presque.
Clic-clac, ça ne vaut rien ça, clic-clac. Et ta sœur, combien elle vaut ?


07 janvier 2012

Photographie sans paroles (LXXIX)


La veste de Simon


Ah… le fric…
Je ne sais pas ce que Casas lui doit au phare de Vieux-Boucau, mais il doit bien lui devoir quelque chose pour qu'il l’ait à ce point dans le collimateur.
Peut-être ne lui a-t-il jamais payé les revues offertes aux abonnés et dont on n'entend plus parler... Peut-être ne lui a-t-il jamais payé les publicités de Simon Casas Production vues dans certains opus…
Je ne sais pas, mais ça doit être une question de fric, ou ça ne s’explique pas.
Quoi qu’il en soit, dans l’édito du jour, le producteur d’art vient de se faire tailler une veste, mais une veste ! C’est incontestablement LA veste de ce début d’année.
Ça commence par une analyse inintéressante sur le « G-machin », les droits d’image, les apoderados et les péripéties hivernales du mundillo plus financier que taurin. Enfin, des trucs dont on se moque.
En résumé, il se dit dans les milieux autorisés et réfléchis qu’il se pourrait que, peut-être, les férias seraient éventuellement organisées avec moins de vedettes et plus de toros. Mais ce n'est pas certain non plus.
Le genre de truc qui les occupe pour l’hiver, les milieux autorisés et intelligents. Nous, ici, on s’en fout. On verra bien. Il y a tant de choses plus palpitantes et agréables à faire l’hiver qu’essayer de deviner ce que vont faire cet été les Choperita, Casas, Matilla et consorts.
Moi, je sais ce que je ferai cet été. J'irai à Céret et à Orthez et à Parentis, et dans quelques endroits dans le genre. Ce n'est pas bien compliqué. 
Bref, dans son édito du jour, le phare de Vieux-Boucau taille LA veste en causant des organisateurs qui « n'hésitent pas à évoquer des ferias alternatives construites autour du toro, ce qui peut faire sourire quand elles viennent de "producteurs d'arts" ayant toujours revendiqué le contraire. Mais nécessité faisant loi, quand on touche au porte-monnaie, il est peu de consciences qui ne soit à vendre. » Je me marre. J’adore ces éclairs de lucidité, et je me demande toujours si ça lui échappe ou s'il a des comptes à régler.

Sinon, nous n’avons évidemment pas commenté ici la pseudo, demie ou trois-quarts arrivée de Simon Casas aux arènes de Madrid. Nous ne l’avons pas commentée car nous n’avons que faire du fait qu’il soit français, grec ou polonais. Il est avant tout organisateur de spectacles et, eu égard ce qu’il peut organiser à Nîmes, Mont-de-Marsan, Valencia ou ailleurs, nous n’en attendons rien, absolument rien. Voilà qui est dit. Ça ne mérite pas plus.

La photographie qui illustre ce post n’a strictement rien à voir avec le « G-machin », ou le trois-quarts directeur des arènes de Madrid. La photographie qui illustre ce post, c’est juste tout le contraire. 
Bon, allez, je m'en vais acheter de la Tri-X tant qu’il y en a encore.

06 janvier 2012

05 janvier 2012

Kodak


Comme bien souvent dans ces cas-là, c’est Yannick qui annonce : « Ça sent le sapin. »
Un lien vers un site financier nous annonce que Kodak, la marque mythique, est au bord de la faillite, au bord du gouffre. On imagine bien pourquoi. Il ne manquait plus que ça. Déjà que 2012 ne s’annonce pas folichonne.
Sur un autre site on peut lire : « Ils sont photographes professionnels ou simples amateurs éclairés, et sont entrés en résistance. Nostalgiques des vieux boîtiers reflex, inconditionnels de la diapositive et des clichés papier, les derniers accros de la photo argentique ont la vie dure… »
Je n’ai pas l’impression de faire de la résistance, juste des photos. Enfin, j’essaye.
Il est difficile de prédire qui de la tauromachie ou de la photographie argentique a le plus de souci à se faire pour son avenir. Aucun des deux ne semble rose. Finalement, je dois aimer les vieilleries…
Pour être honnête, ça ne changera pas ma vie, ni celle de Yannick et de quelques autres, mais penser que Kodak et sa mythique Tri-X pourraient bientôt disparaître, ça paraît totalement impensable ; ça rend triste, forcément terriblement nostalgique. Et ça fait chier, vraiment chier. J’ai l’impression d’être une sorte de dinosaure.
Si on se mettait à dresser la liste de tous les immenses photographes qui ont utilisé la Tri-X de chez Kodak, ça nous ferait un panthéon totalement incroyable. Aussi incroyable qu’inutile. L’air du temps, décidément, il pue.

03 janvier 2012

Elisa


« Campos » en Italie… Nos lectrices seront formidables et sexy en 2012 également. Elisa est italienne… et Campos y Ruedos international. 

01 janvier 2012

Le vent l'emportera


Un jour les hommes fatigués lèveront la tête, et bientôt ils tendront le poing haut. Usés d'avoir seulement appris à reluquer leurs arpions pour laisser passer un plus beau, un plus riche, un plus arrogant. Méfiance ! La voix des peuples cherche encore son passage mais pètera bientôt au blaire du monde. Il est encore temps d'en rire, alors profitez, rigolez grassement, esclaffez-vous, tapez-vous fortement sur le bide, la terre ne tournera à l'envers que quand les hommes l'auront décidé. Mais ce jour-là, amigos, faudra pas rester devant !!! Rien de plus piquant qu'une frustration qui se libère. Je l'ai toujours dit : « On reverra des têtes au bout des piques. » Compte à rebours…

Pour l'instant, ceux qui savent ce qui est bon pour le petit peuple sans jamais l'avoir touché du doigt, trop haut sur leur Olympe social, ne se lassent pas de tchatcher fort, palabrer goulu et décider encore et toujours en n'oubliant jamais de mépriser, car le mépris, oui, c'est l'incontournable marque des grands de ce monde… Enfin, tant qu'on leur permettra d'en user et d'en abuser, car, un jour, tout ça finira. Les fatigués d'être laids, d'être petits, d'être cons, les épuisés de se laisser bouffer les toasts sur la caboche pour se réjouir quand même de baffrer la couenne du jambon prendront enfin les clés du camion… à coups de semelles dans les plombages, c'est certain, mais après tout c'est peut-être le moyen le plus sûr de se faire entendre… ou de ne plus se faire emmerder, c'est selon.

Accroche-toi, bonhomme, ce sera pas joli à voir mais fallait pas pousser mémé dans les orties ! Qu'on se le dise, rien ni personne ne résiste aux peuples en colère. Les dictateurs lybiens ont oublié d'y croire. Dommage. Les bourreaux de Damas ou de Bruxelles feraient bien de déposer les Nike pas trop loin de l'issue de secours parce qu'on sait bien qu'un salaud aux mains du peuple ça finit vilain comme une longe de porc transpirant au soleil. Et quand les petits vendeurs de rue commencent à se prendre pour des barbecues, c'est jamais bon signe. Alors les portes des grands salons aux tentures de velours où se prélassent les généraux ne résistent jamais bien longtemps aux coups de godillots boueux des petits soldats de tranchée. Patience… Regarde, ça ne devrait plus tarder, à tous les étages la marmite frémit et le ciel noircit… Les grandes bourrasques ont au moins un avantage : elles ne viennent jamais par hasard, mais préviennent toujours de leur arrivée. Libre à chacun de ne pas vouloir voir venir…

Bref, vomitif spectacle du grand monde qui s'offre sans vergogne quotidiennement aux yeux du petit. Même dans la tourmente, sans honte ni remords, bite en avant et chaîne en or qui brille, tous s'obstinent et persistent à appuyer sur la tête bientôt immergée du populo suffoquant ; jouissent pleinement à le piétiner toujours et à le mépriser encore pour s'assurer d'être toujours pleins aux as tout en continuant de se gaver outrageusement à grands coups de privilèges qu'on s'octroie poliment entre salauds mondains. Ils se chieraient dessus en public si ça leur garantissait de s'en mettre toujours plus dans leurs poches jamais assez pleines. On a passé tant de temps à regarder la haute futaille se prélasser lamentablement, s'agiter pathétiquement, se persuader que cette maudite planète est la sienne, qu'on ne songe même plus qu'il se passe des choses en bas, ou simplement ailleurs… Alors, perdus dans ce marasme étouffant ou plus rien n'a de valeur à l'exception du CAC40, les G7, G10 ou G20 se flattent, s'autoflattent et se re-flattent encore et toujours, et c'est désormais un spectacle ahurissant de chaises musicales dorées que l'on se prête, se rend et s'offre entre gens du grand monde qui le valent bien. Et si je vous parle de ça, messieurs dames, c'est parce que le mundillo, infime petite goutte d'eau acide dans cet océan nauséabond, représente une ridicule copie de ce qui se fait de mieux en matière de grossièreté mégalibérale. Faut dire qu'après avoir tellement pressé la poule aux oeufs d'or, on nous promettait un retour à la raison, un retour aux valeurs… un regard vers le bas plus simple et authentique, que dis-je ! Un peu d'austérité bienveillante dans ce Disneyland kitsch et pompeux pour stopper une hémorragie triomphalement virale qui propulsait une corrida de toros bien mal en point jusqu'à son calvaire final. On attendait un regard plus pragmatique, une sorte de retour aux sources qui aurait eu le bon goût de saluer les vaillants, les braves, les courageux, les besogneux, les couillus, mais peut-être aussi les moins « bankable » des héros de l'escalafón, et de refaire, pourquoi pas, exploser quelques petos à coups de bois d'encastes ressuscités. L'Afición avait des choses à dire, à proposer, à suggérer ou à soumettre depuis tant d'années de désastres retentissants ou anodins, et il semblait à cet instant que l'on daignait enfin lui accorder crédit. Et puis, et puis, le naturel s'en revint aussi sec, et l'on revit surgir, après un été indien de pâle espérance, la cavalerie vulgaire (et son cortège de cynisme) du mundillo et de la politique qui nous balançait les mêmes larons aussi incompétents que calculateurs à la tête des projets taurins municipaux, tendant de ce fait un majeur bien droit au pauvre con de contribuable aficionado et caution financière des amusements trop onéreux de ces messieurs dont on imagine bien le souci de la « bien-portance » de l'Afición, voire même du monsieur tout le monde qui a la mauvaise idée d'aimer les corridas. Imaginez-vous si en plus l'envie lui prenait de vouloir voir des toros dignes de ce nom ! Au final, vous l'aurez compris, en lieu et place des mesures restrictives qu'on nous avait promises, ce sont bien les mêmes trognes bronzées et gominées qui nous concocteront à nouveau les pompeuses férias sans but ni limites tant qu'on a l'ivresse et les oreilles, de l'infâme Quito jusqu'aux collines gersoises, désormais, que le virus de la gloriole niaiseuse et facile a fini par véroler. Au-delà de la traîtrise collective et de l'hypocrisie malhonnête de ces pitoyables figuras — que l'on a surprises, derrière les monts andins, culs nus et taleguilla sur les chevilles afin de pouvoir ramasser toujours plus de billets verts jamais assez verts —, j'apprends de la part de « nos prix Nobel qui s'ignorent » qu'ils s'émeuvent en réalité du sort de ce malheureux animal qu'on les oblige à occire. Et puis je ne vous parle même pas de la mixture puante qui frémit dans les couloirs sombres du « Saint des Saints » madrilène où il sera difficile de se faire caresser la joue par la plus petite effluve de dignité.

Bref, bref, bref, viendra le jour du « G-ce-que-vous-voulez » où les miséreux « matacamions » borgnes ou balafrés parleront à la place des belles gueules millionnaires endormeuses de Domecq du G10, authentique vulgarité de ce monde gerbo-libéral sin vergüenza, parce que la loi des affamés, des mal-payés, des pas payés du tout, des mal nés, des mal foutus, des ras du front, des boîteux, des bossus, des grossiers, des maladroits, des incultes, qu'on impose généralement à coups de pompes dans le derche, finit toujours un peu par ressembler à de la vengeance. Et nous, de CyR ou d'ailleurs, croyons que toutes les oreilles d'or n'auront jamais la valeur d'un seul oeil de verre. Non pas que nous souhaitions que les beaux deviennent laids ou que les riches ne le soient plus, mais seulement que cette société soit un peu juste et que s'affiche enfin chez les nantis de ce monde l'illusion d'un semblant de dignité, avant que n'éclate la grande bourrasque sociale, et par conséquent taurine.

Et moi, je souffle, je souffle, je souffle pour que le vent se lève…

Plus sexy que le concert du premier de l'an à la télé


« Bonne année mon cul »


¡¡¡Batacazo!!! — Bilbao, 2009  ©  Laurent Larrieu/Camposyruedos.com
« Il était temps que janvier fît place à février. Janvier est de très loin le plus saumâtre, le plus grumeleux, le moins pétillant de l'année. Les plus sous-doués d'entre vous auront remarqué que janvier débute le premier. Je veux dire que ce n'est pas moi qui ai commencé. Et qu'est-ce que le premier janvier, sinon le jour honni entre tous où des brassées d'imbéciles joviaux se jettent sur leur téléphone pour vous rappeler l'inexorable progression de votre compte à rebours avant le départ vers le Père-Lachaise… Dieu Merci, cet hiver, afin de m'épargner au maximum les assauts grotesques de ces enthousiasmes hypocrites, j'ai modifié légèrement le message de mon répondeur téléphonique. Au lieu de « Bonjour à tous », j'ai mis « Bonne année mon cul ». C'est net, c'est sobre, et ça vole suffisamment bas pour que les grossiers trouvent ça vulgaire. Plus encore que les quarante-cinq précédents mois de janvier que j'ai eu le malheur de traverser par la faute de ma mère, celui-ci est à marquer d'une pierre noire. Je n'en retiens pour ma part que les glauques et mornes soubresauts de l'actualité dont il fut parsemé. C'est un avocat très mûr qui tombe, sa veuve qui descend de son petit cheval pour monter sur ses grands chevaux. La gauche est dans un cul-de-sac. Mme Villemin est dans l'impasse, tandis que, de bitume en bitume, les graphologues de l'affaire qui ne dessoûlent plus continuent à jouer à Pince-mi et Grégory sont dans un bateau. Côté bouillon de culture, Francis Huster attrape le Cid avec Jean Marais. Au Progrès de Lyon, le spécialiste des chiens écrasés et le responsable des chats noyés, apprenant qu'Hersant rachète le journal, se dominent pour ne pas faire grève. Le 15, premier coup dur, Balavoine est mort. Le 16, deuxième coup dur, Chantal Goya est toujours vivante. L'Espagne — fallait-il qu'elle fût myope — reconnaît Israël. Le 19, on croit apercevoir mère Teresa chez Régine : c'était Bardot sous sa mantille en peau de phoque… Le 23, il fait 9° à Massy-Palaiseau. On n'avait pas vu ça, un 23 janvier, depuis 1936. Et je pose la question : qu'est-ce que ça peut foutre ? Le 26, sur TF1, le roi des Enfoirés dégouline de charité chrétienne dans une entreprise de restauration cardiaque pour nouveaux pauvres : heureusement, j'ai mon Alka-Seltzer. Le 27, l'un des trois légionnaires assassins du Paris-Vintimille essaie timidement de se suicider dans sa cellule. Ses jours ne sont pas en danger. Je n'en dirais pas autant de ses nuits. Le 29, feu d'artifice tragique à Cap-Kennedy. Bilan : 380 tonnes d'hydrogène et d'oxygène liquides bêtement gachées. Et le soir du 31, comme tous les soirs, Joëlle Kauffmann embrasse ses deux garçons. Et elle entre dans sa chambre. Elle est toute seule. Elle ne dort pas très bien. Enfin voici février. Sec comme un coup de trique et glacé comme un marron. Avec son mardi gras qui nous court sur la crêpe. C'est le mois de saint Blaise, qui rit dans son ascèse, et de sainte Véronique, qui pleure dans les tuniques. C'est aussi le temps du carême, où les maigres chrétiens d'Ethiopie peuvent enfin jeûner la tête haute pour la seule gloire de Dieu. Les statistiques sont irréfutables : c'est en février que les hommes s'entre-tuent le moins dans le monde ; moins de tueries guerrières, moins de rixes crapuleuses, moins d'agressions nocturnes dans les rues sombres du XVIIIe, où l'insécurité est telle habituellement que les Arabes n'osent même plus sortir le soir. Jusqu'au nombre des cambriolages qui diminue de 6 % en février. Et tout ça, pourquoi ? Après les enquêtes scientifiques les plus poussées, les sociologues sont parvenus à cette incroyable conclusion : si les hommes font moins de conneries en février, c'est parce qu'ils n'ont que 28 jours. Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver. »
Pierre Desproges, février 1986.