De « Mirandilla »…
Une journée à « Mirandilla », ça commence à La Cantina, qui n’est plus un café taurin aujourd’hui, mais où l'on peut toujours demander à la serveuse de faire signe lorsqu’elle verra Fabrice Torrito arriver. Il arrive. Elle fait signe. Il m’embarque pour aller découvrir les Marqués de Albaserrada… et les Tulio.
À partir de cette minute, Fabrice prend son temps — il est vrai qu’il faut au moins ça pour vivre en Andalousie. Il ne méprise aucune ignorance, écoute, explique, répond, ré-écoute, ré-explique, re-répond. Fabrice s’est fait une religion de défier l’ostracisme du
campo ; il évoque un peu le passé difficile, mais parle surtout du futur, en utilisant souvent l’humble conditionnel.
Les raisons du culte qu'il professe à l'endroit des
toros sont là devant moi : des vaches vraiment très belles ; des Tulio moins impressionnants que dans les illustrations du Tío Pepe, mais Tulio quand même ; des
erales qu’on aimerait voir sortir en novillada prochainement et des novillos aux cornes étonnamment tricolores qu’il serait chouette de voir en corrida en 2013.
Évidemment, je ne saurais vous raconter (que ce soit en mots ou en images) tout ce qui m’a été généreusement offert pendant ces quelques heures par Fabrice et ses compagnons de route, Javi et Jean-Christian, qui font un bout de chemin avec lui — et dont les parcours individuels pourraient inspirer plus d’un scénariste en quête de sujet palpitant.
Il s’agit de minuscules choses qui pourront prêter à rire pour certains, mais qui, avec la magie du
campo (parce qu’il y en a une, je vous le jure), trouvent leur place dans la colonne des « grands moments de l'existence ».
Jean-Christian, par exemple, a tout compris. Il a compris que j’avais 42 ans à la ville mais moins de sept à la campagne. Moi, je me moque de mon idiotie, mais pas lui. Il me propose même de ramener un cheval au patio. Celui qui a pris la
cornada. Lui se charge de l’entier. Je traîne le pas pour que la petite balade dure plus longtemps. Jean-Christian s’ajuste à mon rythme et me laisser profiter.
Javier, quant à lui, sourit. Presque tout le temps. Des fois, c’est juste un rictus, parce qu’il a le soleil dans les yeux. Mais le plus souvent il sourit pour de vrai. Il y a juste un moment où il a cessé de sourire pour franchement éclater de rire, c’est quand je lui ai demandé s’il n’avait pas un peu peur à l’idée de « tienter » les deux Tulio. En fait, il ne m’a pas vraiment répondu. Mais il a fait oui de la tête.
Fabrice a une spécialité. Il repère les vaches invisibles qui viennent de mettre bas dans les buissons et s’arrange pour poser les
crotales aux nouveaux-nés de la manière la plus douce possible. C’est l’époque des naissances au
campo, alors on est parti sur les traces des nouvelles mères. On (enfin, je dis « on » mais c’est pas vraiment moi, hein, c’est surtout Fabrice qui l’a vue) en a trouvé une avec son petit veau né dans la nuit. On voyait encore des résidus de placenta qui pendouillaient. Et là, Fabrice me propose de descendre du 4x4 pour poser une boucle à ce petit
toro marron, couleur miel. Sa mère n’était pas loin mais je n’ai pas eu peur. C’était mon
toro ! Heu, enfin, jusqu’à ce que Fabrice pense à vérifier… et m’annonce que mon
toro était une vache. Mais c’est pas grave. C’est ma vache. Et elle sera sûrement très brave. C’est la 183. C’est écrit dans le carnet du
mayoral : « 9/10 – 183 – H – Mulata
* – 9396 ». Ma brave est endormie au soleil. Je remonte dans la voiture. Pendant ce temps, Fabrice la porte et va la mettre à l’ombre. À cet instant, je me dis que tous les « zantis » du monde peuvent bien aller manger des cailloux.
Une journée à « Mirandilla », ça se termine à La Rociana. Et ça, c’est inénarrable. Je suis sortie le ventre plein et le gosier largement hydraté, un bouquet de thym à la main et des anecdotes (pas toutes comprises) plein la tête. En guise de paiement, j’ai dû dire que José Tomás était le plus grand torero de tous les temps et chanter
Non, je ne regrette rien plusieurs fois — car les présents trouvaient que mon interprétation ne ressemblait pas assez à la chanson de Doña Piaf.
* Negra mulata : ce sera sa couleur quand elle sera grande. C’est comme ça que j’ai appris que les « erreurs » de robe sur les
sorteos ne sont pas (ou du moins pas systématiquement) le fruit du manque de professionnalisme ou d’une déficience visuelle des organisateurs ; c’est juste qu’ils reportent la couleur indiquée sur les fiches officielles établies par les vétérinaires alors que la bête n’a que quelques mois.
… à « Comeuñas »
J’avais rendez-vous un certain jeudi 9 octobre (un jour qui, dans le calendrier de l’an de grâce 2012, n’existe pas), à Huelva (150 000 habitants) ou à Trigueros (7 500 habitants), avec Luis Cuadri que je ne connaissais pas (seul indice : il est grand). Rencontre improbable donc… D’autant que les gens, là-bas, ne pouvaient m’être que d’une aide très modeste dans la mesure où ils parlent une langue très énigmatique. Mais c’est mal me connaître que de croire que ces menus détails auraient pu m’arrêter. Je suis finalement arrivée à « Comeuñas » où Luis avait trouvé plus sage de m’attendre, et m’a accueillie passablement sidéré en me voyant débouler à pied.
Les trois heures qui suivirent furent particulièrement néfastes pour le reste de mes vacances. À partir du moment où je suis sortie de la
finca je n’ai plus eu qu’une idée : y retourner. Un peu comme quand j’ai vu ma première course ; en sortant de Las Ventas, je n’avais pas pu profiter de Madrid faute de réceptivité. Une seule pensée m’obsédait : revoir une corrida. Là, je suis un peu passée à côté de Séville parce que le
campo me bouffait les terminaisons nerveuses, et ce chatouillis ne m’a pas laissée en paix.
Luis m’a ramenée à Huelva. Sur le chemin du retour, on a parlé de José Tomás. Il est très gentil, Luis. Et c’est le seul Espagnol à ne pas avoir rigolé quand je lui ai dit que j’avais préféré aller voir la concours à Arles plutôt que J. T. à Nîmes. Plus tard, tout à fait sincèrement, mais aussi un peu en manière de remerciement, je lui ai dit que l’an prochain je suivrai les Cuadri et essaierai d’aller voir combattre les lots qu’il m’avait montrés. Mais ça, je crois qu’il s’en foutait un peu. Ce qu’ils aiment là-bas, à « Comeuñas », c’est élever les
toros dont ils sont amoureux et les voir sortir comme ils les ont rêvés. Le reste… c’est plus trop leur affaire. Alors j’ai simplement dit : « Merci. »
Zanzibar