Bilbao, 24 août 2010. Corrida de toros de La Reina (le 1er) et El Tajo (les cinq autres) pour Morante de la Puebla, Sébastien Castella et Leandro (remplaçant Cayetano blessé). André Breton qui était normand a écrit ou dit que le surréalisme était un "automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit de tout autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale". Reconnaissons que même normand, André Breton n’était pas une pomme en matière de surréalisme. Et puis ça fait toujours bien de citer Breton, la moitié voire les trois quarts d’entre nous ne pipent mot de ce qu’il a écrit ou dit mais ça en jette d’écrire : "André Breton a écrit ou dit..." Nonobstant (ça aussi ça en jette), André Breton a quand même écrit ou dit ce qui précède et même si nous n’y comprenons rien, il convient de prendre très au sérieux ce qu’a écrit ou dit André Breton. Parce que des fois, ce qu’il a écrit ou dit existe. C’est du vrai de tous les jours, de la bonne réalité pressée comme un jus de nos vies quotidiennes, et surtout des leurs. Oui, ce qu’a écrit ou dit André Breton existe... Prenons au hasard une dizaine de personnes qui ne se connaissent pas, qui ne se ressemblent pas, des hommes, des femmes, jeunes, vieux, fumeurs, non fumeurs... surtout fumeurs, laids, beaux... surtout laids et asseyons-les sur les gradins des arènes de Bilbao par une grise journée de la fin août. Observons maintenant l’extraordinaire puissance de la corrida sur ces "automatismes psychiques purs" rendus, pour l’occasion, à leur plein rendement par l’heureux truchement d’une consommation "absente de tout contrôle exercé par la raison" de substances liquides avec ou sans bulles, ça dépend, mais sans eau, ça c’est sûr.
17h55.
Œil droit bleu, mort et voilé. Un ami à sa gauche. Moustache à la mode gauloise jaunie par soixante ans de fréquentation abusive de gitanes.
— Vous êtes Français ?
— Oui.
— Ah, vous êtes venu voir Castella !
— Euh... non, pas spécialement. Je suis plutôt venu voir les toros, et question toreros Morante est plus à mon goût que la tauromachie de Castella.
— Bieeen. Vous allez voir, il va être bon votre Français. Vous serez content d’avoir fait la route spécialement pour le voir !
— ...
18h05.
Un toro negro de La Reina en piste. Ils sont derrière. Ils sont deux. Ils marchent ensemble. Une paire de chaussons. Ils se répondent. Des charentaises. Ils se répondent encore. A voix haute. Très haute. Sans micro. La trentaine légèrement entamée, le teint gris, le cheveu gris, la veste grise. Celui de gauche aspire un puro XXL qui devrait lui tenir toute la féria. Son nez soutient avec difficulté des lunettes de l’espace, triple foyer XXXXLLL, son œil droit tire vers le toril, le gauche zieute les piques en même temps. Son pote, celui de droite donc, utilise une panse king size pour reposer les bras. Seuls les yeux bougent dans ce magma tassé comme une religieuse (le gâteau).
— ¡Cambio!
— ¡Vaya becerro! ¡Cambio!
— ¡Vaya toro de Bilbao! Mati (alias Matías González, président des Corridas Generales de Bilbao), ¡vendido!
Le toro noir, armé large mais de trapío indigne en ces lieux, est faiblissime. Soudain, céleste et cristallin, un cri déchire le dépit :
— ¡Oye Curro Vázquez ! Yo no olvido, yo no perdono, ¡¡¡que lo sepas!!!
Soulagé le gars. Ça devait faire une paie qu’il voulait le lui dire à Curro Vázquez. C’était fait. On se sent mieux après. Il lui en voulait au Curro car c’était lui qui, pour protéger les intérêts et les fesses de son poulain Cayetano, avait imposé ce lot de toros. Et le troisième, on allait voir le troisième. ¡Una cabrita!
18h50.
— Alors, il vous a plu votre Français ?
En vérité, la question n’attendait pas de réponse et le Français (Castella) devait m’avoir plu. Evidence.
— Vous avez eu raison de faire toute cette route pour le voir.
— En vérité, il ne m’a pas plu. Je vous l’ai dit tout à l'heure, je n’aime pas sa tauromachie stéréotypée, je n’aime pas les circulaires, je n’aime pas le cambio de début de faena, je n’aime pas les pechos à répétition et là, je n’ai pas aimé son usage abusif du pico. Par contre, le toro m’a beaucoup intéressé. Pétri de caste, d’alegría et d’intérêt (mais sans réelle bravoure à l'image de la corrida). Un bon toro, vraiment, largement au-dessus du torero.
— Ne vous inquiétez pas, il vous plaira tout à l’heure à son second !
— ...
18h55.
— Allumez la lumière ! On ne voit pas le toro !
— Miaou, miaou...
— ¡Vaya toro de Bilbao! Curro Vázquez... La lumière, la lumière !
19h20.
Morante ! Silence. Deux naturelles. Une trinchera. Toro soso et sans aucun intérêt si ce n’est le fait de se briser net un pitón contre l’étrier du picador. Malditas fundas de mierda... Morante. Il a recoiffé sa mèche gominée à la mort du toro...
19h50.
— Il n’a pas été bon votre Français !
— C’est le moins que l’on puisse dire.
— J’espère que vous n’êtes pas trop déçu. Faire toute cette route pour le voir faire ça. C’est dommage quand même !
— ...
20h15.
Elles sont deux. La mère, la fille. De profil, ça se voit. Elle n’ont pas dit grand-chose de toute la course. La fille s’est ennuyée, et la mère a fumé son paquet en grommelant parfois son désarroi face au manque de poder et de bravoure du bétail. Le troisième, la "cabrita", l’a particulièrement courroucée. C’est le sixième. Devant elles, légèrement à gauche, un taré a hurlé en fin de faena : "¡No lo mate!" Leandro venait de conclure une faena dans laquelle il avait donné la distance à un bon toro de troisième tiers, franc et noble. Leandro torée peu et est resté en dessous de ce qu’offrait ce toro. Le taré a donc crié "¡No lo mate!" La mère a tiré sur sa clope. La fille a regardé le type, le taré. Elle a souri.
— ¡Vale! ¡Ha dicho tomate!
Elle a sorti ça par humanisme. Il a dit "tomate". Derrière elles, la rumeur est montée, attisée par les amis de Curro Vázquez. Il a dit "tomate" ! Il a dit "tomate" ! Il a dit "tomate" ! La mère a écrasé le mégot. Son corps a ondulé, à peine. Elle s’est approché de sa fille et lui a lancé, souveraine :
— Amène-moi à la tertulia ! On va aller écouter toutes leurs conneries sur cette corrida !
Dans la presse, dans les tertulias bien coiffées, tous ont déclaré que la course avait été bonne...
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RUEDOS.
Photographies Morante de la Puebla et Sébastien Castella à Bilbao © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com