13 août 2012

D'axe pour homme...


À Isa, Coco et José, enfin dépucelés


... sur le sable, et « Eau de Guerlain » dans les gradins, perlimpinpin — ça rime.

J’ai eu peur de l’avoir perdu. Durant deux toros j’ai cru que le public de Dax n’était plus lui. J’avais lu les comptes rendus de la corrida d’hier (des jandillasses de troisième catégorie), et vas-y que tous nos génies de la dialyse taurine s’inscrivaient en faux avec ce public râleur, mécontent et injuste envers certains toreros (Luque et Díaz). Fichtre ! Quand ceux-ci bavent sur le public, c’est que tout n’est pas foutu, m’étais-je lancé à moi-même comme un clin d’œil de connivence — je suis souvent de connivence avec moi-même. J’ai même écouté la tertulia de midi sur la radio locale de service public (ils ont tendance à oublier qu’ils sont un service dédié au public) en coupant mes premières tomates du jardin bien rouges du jardin, quoique non certaines étaient jaunes parce qu’il existe des tomates qui ne sont pas rouges — oui, il en existe des jaunes, des noires aussi. À la tertulia, j’ai pas entendu grand-chose mis à part la respiration de plus en plus saccadée d’un des deux chroniqueurs. En préparant la vinaigrette à la moutarde à l’ancienne, bienveillant, humain, un rien souriant, j’ai trouvé qu’après tout si ça lui faisait plaisir de venir souffreter (je sais, ce n'est pas français) en direct fallait pas le priver le bougre, et puis ça donne un tempo un brin cadencé à l’autre qui déblatère des métaphores « Arlequin » à la vitesse de la lumière. J’ai rien appris de plus sur ce méchant public dacquois à la tertulia et j’ai becqueté mes fruits de toutes les couleurs, car les tomates sont des fruits et non pas des légumes.

Pendant deux toros, j’ai eu peur de l’avoir perdu. Au fond de moi, loin quand même, j’ai ressenti ce goût amer de la déception. L’avait foutu le camp mon cher public de Dax. Absent, on me l’avait changé en bon public de toros attentif aux piques, que Robleño et Castaño prirent soin de mettre en valeur par des mises en suerte à distance, sifflant juste, reconnaissant le toro quand il y avait lieu de le reconnaître. Pourtant, je sentais que ça montait, que ça voulait, que ça allait revenir. Une atmosphère, une fragrance de femme qu’on reconnaît en marchant dans la rue. « Eau de Guerlain » parce que j’aime beaucoup les publicités « Eau de Guerlain ». Alors Castaño a mis son toro à distance, le 5, ‘Milagroso’, et en trois rencontres il était aux anges, mon cher public. Trois rencontres de loin, la dernière al regatón, mains en transe et debout, mon public, redevenu lui, gobant et heureux de gober. Regatón ? Mais il faut choisir ! On pique ou pas, on ne triche pas avec un regatón pour une troisième pique, serait-ce dans le but louable de faire briller un toro brave ; on choisit, on pique ou pas. C’est noir ou blanc, le gris c’est le dosage ! Après ça, il était prêt mon public de Dax. Prêt à se pâmer pour une faena de redondos inversés, pour des passes de peu, de loin, de moins ou plutôt de trop. Et pschitt, l’oreille, et pschitt et pschitt je t’en remets une dose, deux petits coups encore et la vuelta au toro de deux piques et de charge molle. Ça sentait bon l’« Eau de Guerlain ».

C’était pas fini, faut pas croire, comme enivré de son odeur retrouvée, fallait que le petit Aguilar sorte en triomphe et qu’on termine saoulé de ses propres effluves. Deux oreilles pour une faena mi-figue, mi-raisin, excitée mais parfois inspirée comme dans deux séries de naturelles fort bien exécutées. Le nez plein de soi, de sa joie, de son temps retrouvé, mon cher public oubliait l’assassinat aux piques contrôlé et voulu par le petit bonhomme Aguilar, trois piques dans les reins, carioquées à un toro brave et armé à faire peur, un toro qui portait son grand âge (cinq ans et demi) en bandoulière d’une patte arrière gauche laide d’où essayait de s’extraire un œdème ou les scories d’une patte cassée, mal réparée. La tête ne fait pas tout et l’on ne présente pas ça dans une arène de première catégorie. J’aime bien les pubs de Guerlain, mais je n’étais pas saoul.

À la fin, le pschitt de trop, celui qui fait passer la femme de désirable à odorante : sortie a hombros de Monsieur Escolar Gil en compagnie d’Alberto Aguilar. Le parfum, c’est difficile à doser mais mon cher public de Dax exagère toujours, comme une bonne vieille femme fardée de bijoux lourds et jaunes, la peau mitée des traces du soleil et des excès d’« Eau de Guerlain ».

Les toros ne pipent rien aux exhalaisons immodérées des vieilles bourgeoises grimées de trop — les Escolar Gil assez peu et hier encore moins. Et pourtant, pourtant, la vieille peau a aimé les fauves, leur suc martial, leur remugle mâle. Superbe lot de toros, bêtes brutes de combat, ardents mauvais coucheurs qu’un coin de rue la nuit eût choisi pour bretteurs, cape grise de mise, œil noir aussi piquant que la pointe des cornes. Face à eux, il convenait de rester dans l’axe, jambe avancée, main devant, œil contraire. Ô trilogie, en garde, parade et coup d’estoc. Y revenir, se replacer, s’y remettre et avoir peur. À ce jeu du toreo de domination, Fernando Robleño est capitaine de la troupe. À son premier toro, il entame sa faena en voulant lier les passes à droite mais se rend vite compte de son erreur. Leçon de tauromachie : changer de terrain (imperceptible), se croiser, tendre la main bien devant et tirer la passe loin derrière. Le toro tourne, se contorsionne, a mal. Le coin de rue s’éclaire un peu. Ne pas lier. Se replacer, refaire le même geste pour le plier, le chiffonner. De l’après-midi, et sans idolâtrie aucune pour cet homme au sommet, c’est lui, Robleño, qui, à cet instant-là, montra à la vieille peau mitée ce qu’était le toreo d’un taureau de combat.

En quittant la vieille dame, me restaient Robleño et ‘Mislito’, sobrero estampe, fauve d’entre les fauves, agressif et mordant, chien sauvage de rue, tigre et lionne. L’axe de la peur. Puissant, insatiable, bondissant, un toro comme on n’en voit plus et dont l’image rude surgira de nulle part dans l’inconscient de Castaño lorsqu’il entamera ses atroces redondos inversés pour plaire aux vieilles dames.

Il aura peur alors.