17 août 2012

À pile ou face


Ángel Otero Céret, 15 juillet 2012 — Florent Lucas

Je me promène parmi les chevaux de pique lorsque le fourgon gris aux vitres teintées fait son apparition dans l'arrière-cour des arènes de Céret. Soudain, c'est l’effervescence, et la meute des photographes et d'admirateurs s'avance à la rencontre du torero. Fernando Robleño descend du véhicule. Il ne pourra pas faire plus de dix mètres. On somme au torero et à la cuadrilla de poser pour la postérité, ici même, dans ce terrain vague sans âme, bien rangés en rang d'oignions. A-t-on peur qu'il ne s'en aille en courant ? N'y a-t-il pas meilleur endroit pour faire poser les braves ? Je m'approche du groupe de cyclopes, me cale sur un côté et décide de ne pas faire la photo qu'une bonne vingtaine de personnes va répéter à satiété. Une brochette de toreros dans un terrain vague, la classe.

J'abandonne la scène et me réfugie à l'ombre du patio de cuadrillas. Ici, je compte bien figer le portrait de Robleño. Au moins un, pour capter son regard bleu azur, y déceler la peur, la détermination, ou tout autre sentiment différent d'un sourire forcé devant une troupe de paparazzi. Au moins, je tenterai ma chance. Ángel Otero, le banderillero d'Emilio Huertas, engagé pour ce « seul contre six », me rejoint. Le savoir à mes côtés me fait plaisir. Je le connais, le salue, rien de plus ; il n'est pas nécessaire d'en faire davantage dans ces moments-là. Je préfère le laisser à ses pensées, à ses étirements et, tel un lion en cage, à ses va-et-vient dans le tunnel. D'autres banderilleros arrivent et, peu à peu, l'étroit patio de cuadrillas se remplit. Je cherche une place et commence à être mal à l'aise, à ne pas savoir où me mettre. Je songe même à abandonner l'idée du portrait au moment où Ángel me tape sur l'épaule :
— Flo, t'as une pièce ?
Je reste interloqué, Ángel ayant plutôt l'habitude de me demander une cigarette, une dernière petite blonde avant d'entamer le paseíllo. Je lui demande étonné :
— Une pièce de combien ?
— De cinq cents euros !
— Quoi ?
— Une pièce quoi ! Peu importe le montant du moment qu'il y a une pile et une face.
Je fouille dans ma poche et extirpe péniblement une pièce de vingt centimes.
— Tiens !
— Non, garde-la.
Ángel se retourne vers Jesús Romero, un autre banderillero, et, d'un hochement de tête, lui fait signe de choisir le premier. Ce sera pile pour Jesús et face pour Ángel.
— Vas-y, Flo, lance la pièce.
Je ne connais pas l'enjeu, mais je lance la pièce au milieu du patio de cuadrillas. Si j'étais réalisateur de cinéma, je vous raconterais que cette pièce s'est envolée, que sa parabole m'a semblé interminable, que je l'ai vue tourner sur elle-même au ralenti, que Jesús et Ángel ne l'ont pas quittée des yeux, qu'ils paraissaient prier au fond d'eux-mêmes pour gagner le tirage au sort… Eh bien non. Rien de tout cela. Je me suis contenté de ne pas l'envoyer trop haut, de me concentrer pour la rattraper et, surtout, de ne pas la laisser tomber par terre. Cela aurait fait tache, et Dieu sait quel signe du destin ces deux-là y auraient vu.

Ça y est, je tiens la pièce dans mon poing fermé. Voilà le moment de la retourner pour découvrir qui a gagné le tirage au sort. Je souhaite que ce soit Ángel, car je soupçonne que le jeu doit en valoir la chandelle. Je plaque la pièce sur le dos de ma main gauche et je relève doucement la droite. Les deux banderilleros ont les yeux rivés sur mes mains afin de prévenir tout litige. Merde, c'est pile. Je confirme l'évidence à haute voix. Jesús n'hésite pas une seconde : « Le deuxième ! »

Ángel, lui, ne dit rien, pas nerveux pour un sou et bon perdant. Il se retourne, regarde maintenant le ruedo cérétan. Je ne demande pas mon reste, je fais deux pas en arrière. Plaqué contre le mur, je commence à gamberger sur le pourquoi de la chose. Je rage un peu d'avoir été parti prenante de ce petit jeu qui avait tout l'air d´être sérieux — putain ! ça me chiffonne pour Ángel. Et si je proposais une revanche ? Je suis con ou quoi ? J'en suis à ces réflexions, seul dans mon monde mais désormais entouré par toute la cuadrilla et la petite horde des photographes, lorsque je sens une main se poser sur mon épaule.
— Flo, t'as une clope ?
Je respire, me détends — ça doit se voir —, et lâche dans un souffle :
— Carrément !
Je tends à Ángel le paquet entier accompagné de tout le contenu de ma poche.

Fernando Robleño est dans le tunnel. Je fais ma photo, la photo que je voulais, et me sauve. Quand Ángel salue l'ovation du public après avoir posé les banderilles au deuxième toro, je suis aux anges. Je dois avouer que je n'ai pas fait attention à la prestation de Jesús au cinquième, qui s'avéra le plus dangereux de la course. Coup du sort…

Trois semaines plus tard, je retrouve Ángel à Soustons. La question me brûle les lèvres, et je finis par lui demander l'enjeu de ce tirage au sort. Dans un sourire, il me dit qu'ils ont joué la brega de ‘Caralegre’ et d'‘Artillero’, deuxième et cinquième toros, qui revenait à Jesús ou Ángel.
— Le deuxième, ‘Caralegre’, était cinqueño. Tu comprends, aucun de nous deux n'avait envie de lui poser les banderilles.

Je lui ai fait promettre de ne plus me mêler à leurs petites affaires.