13 août 2012

Frontera


Quand j’étais enfant, les frontières étaient des lieux fascinants : une séparation nette entre deux mondes différents. En franchissant le poste frontière, l’aventure commençait.
Désormais, il n’y a bien souvent plus de poste frontière et plus de policier moustachu pour vous toiser à l’abri de Ray-Ban fumées dans l’espoir de deviner quelque mauvaise intention, ou de déceler quelque marchandise interdite. Maintenant, la douane est volante et le charme de la frontière s’est définitivement envolé. Il ne reste qu’un vulgaire panneau bleu serti d’étoiles pour mollement annoncer que vous entrez dans un nouveau pays. Rien que ça, deux pays, deux cultures, deux langues, franchis à la vitesse de quatre-vingt-dix kilomètres par heure.

La Jonquera, porte d’entrée de l’Espagne, y a tout gagné dans cette évolution et a vendu son âme au diable. Elle est le paradis de la débauche, de l’alcool et des cigarettes. Dans la première ville antitaurine de Catalogne, il y a pourtant un lieu qui mérite une pause, véritable petite oasis pour un aficionado perdu : l’hôtel Frontera. Simple à retenir. Il aurait été encore plus original de l’appeler le Jonquera, mais le nom était déjà pris. Ce lieu n’est pas ce que l’on peut appeler un lieu taurin au sens propre du terme, mais il y souffle un vent du sud, un mélange bien dosé de la botifarra à la sauce andalouse.

Coincé entre une station-service et un bureau de tabac digne d’une supérette, le Frontera est un lieu surréaliste, un mélange hallucinant à l’image de La Jonquera. On y croise de tout : des Français accrochés au bandit manchot comme s’il s’agissait du Graal, des Allemands en short, des Anglais rôtis au soleil du Levante, des Marocains en route pour le bled, des camionneurs russes, et j’en passe. On a peine à croire que cet hôtel puisse être un refuge de torero. Et pourtant. La patronne y a même dressé son « hall of fame », véritable mur dédié à la gloire d’une poignée de toreros vaillants qui ont séjourné ici.
Au Frontera, il faut s’y arrêter lors de la féria de Céret. Le cartel y figure en bonne place sur la vitrine, à la vue de tous, comme un signe de ralliement. La patronne, c’est Dulce. Originaire de Córdoba, elle présente des hechuras de Moreno de Silva cérétan et des cheveux courts cárdenos entrepelados.
Lors du deuxième week-end de juillet, Dulce est sur son trente et un. Point de chute des toreros engagés pour la féria de Céret, le Frontera passe une année entière à les attendre avec impatience. C’est Noël au mois de juillet, et le père Noël s’appelle Fernando Robleño.

Quand, le samedi 14 juillet, le fourgon de la cuadrilla estampillé du « R » couronné stoppe devant l’hôtel, Dulce jaillit du bar comme un Escolar du toril et cueille son homme à la sortie du véhicule. La charge est brutale et le torero pris. Je crois entendre les côtes du pauvre homme se briser sous l’étreinte et voir sa joue arrachée par le baiser fougueux. Soulevé de terre, Fernando semble subir une cogida terrible. Au moment où l’étreinte se relâche et le torero retrouve le plancher des vaches, il n’en est rien. Aucune séquelle. La féria de Céret est sauvée et Robleño sera bien au cartel le lendemain après-midi pour une journée historique. Espérons qu’il aura gagné le droit de revenir l’année prochaine. Dulce l’attend déjà.