27 juin 2009

En passant par Oropesa


« VÍCTOR HUERTAS VEGA » & « ADOLFO RODRÍGUEZ MONTESINOS »

Quitter Coria et l’Estrémadure, s’éloigner du Portugal, prendre la direction de Madrid, dépasser Plasencia, admirer sur la gauche la Sierra de Gredos enneigée et deviner la toute proche vallée du Tiétar, tenter d’apercevoir au loin les méandres du Tage et Tolède, penser enfin à s’arrêter où nous avions prévu de manger. À Oropesa, ville de trois mille âmes, bourg plus ou moins fortifié et bâti en hauteur pour voir arriver l’envahisseur. Pourtant animés d’aucune intention belliqueuse, nous préférâmes étaler nos victuailles sur le parking d'une station-service, sur le trottoir et le rebord de la fenêtre des cuisines de son bar-restaurant plutôt que sur la margelle du puits de la placette pavée derrière le couvent à l’ombre d’un olivier... Nous étions fiers, une fois de plus, de n’avoir ni failli à notre devise (« On n’est pas là pour faire du tourisme ! ») ni cédé à l’attrait d’un quelconque charme culturel (« On « chie » sur les vieilles pierres ! »). Voilà qui est dit ; la visite peut commencer.

Quand les papis et les mamies s’en retournèrent à leur véhicule d’excursion, nous venions de terminer le pâté au roquefort et le « Clos du Marquis » entamé la veille, bien sûr. Quand le puissant 4x4 se gara à deux emplacements de notre pique-nique de fortune, nous finissions d’essuyer nos babines et de ranger nos sacs à provisions. Au nord d’Oropesa, la CM 5102 mène aux environs de Calzada sur les terres de Víctor Huertas Vega, tandis qu’au sud sa jumelle la CM 4100 file devant ‘Valderrevenga’, la finca d’Adolfo Rodríguez Montesinos. Les deux ganaderos sont Madrilènes, vétérinaires et amis ; les deux élevages sont d’origine Santa Coloma et marqués au fer de l’Asociación de Ganaderías de Lidia (AGL). Víctor Huertas Vega et Adolfo Rodríguez Montesinos : deux élevages frères, des élevages jumeaux.

Je souris lorsque je vis cet âne qui broutait l’herbe devant la placita de tienta chez Víctor Huertas. Il paraissait si tranquille, si concentré sur sa tâche ou si peu intéressé par notre arrivée qu’à aucun moment il ne daigna lever la tête... A contrario, je fis la moue dès que je distinguai depuis la route un car d’aficionados défigurant le paysage chez Adolfo Rodríguez Montesinos ; mais ce dernier nous réserva un tel accueil que, même en présence de cinquante paire d’yeux scrutatrices, je ne pus retenir un large sourire.

En ce jour radieux — gros soleil et grand ciel bleu —, à quelques heures d’intervalle et à une cuiller à café de degrés de latitude près, deux tracteurs sensiblement identiques tiraient chacun une remorque qui n’avaient de semblable que le nom. Au nord, c’était l’heure de la distribution du foin — Víctor prit soin de nous rappeler que nous sortions à peine de l’hiver et que, par conséquent, les vaches n’allaient pas tarder à se remplumer — et seule une épaisse planche de bois munie d’un essieu, de deux roues et d’un système d’attache sommaire constituait la remorque que piétinaient adultes et enfants occupés à nourrir vaches et veaux qui avaient les crocs. Au sud, c’était l’heure de la promenade pour les aficionados aragonais et la remorque, pourvue des indispensables éléments cités plus haut, proposaient en plus deux rangées de bancs sur trois côtés pour le « confort » des visiteurs. En voyant le convoi s’ébranler, je ne pus m’empêcher d’imaginer à quoi pourrait ressembler la scène au cas où un cornu en colère venait à le secouer...

Au volant de son 4x4, Víctor zigzague à l’aise parmi ses bêtes — notamment ses vaches aux étonnants pelages — les nommant et les décrivant (numéro, âge, famille...) chacune avec un naturel et une précision confondants, au milieu d’un vaste campo joliment boisé, relativement plat et aéré, au pied de la Sierra de Gredos, une écharpe blanche jetée sur ses épaules. Tout à coup, Víctor sembla vouloir s’arrêter. Il s’arrêta. Nous indiquant un bosquet dessinant une petite clairière mamelonnée et recouverte d’herbe — le tout formant un lieu enchanteur où les petits aiment à s’y cacher — il nous expliqua qu’ici, il y a bien longtemps, se dressait une église, ou une chapelle. Silence.

Visiblement soulagé d’avoir quitté la remorque, Adolfo nous attira dans son sillage et, tandis que nous longions à pied un mur de plaques de béton, inventoria avec nous la liste de ses ouvrages parus, sans en promettre de nouveau dans l’immédiat. Le portail ouvert, nous pénétrâmes tous les cinq dans le cercado des toros prévus pour Orthez. Nous étions en bas, eux en haut, à une vingtaine de mètres. Nous étions petits, eux bigrement imposants. Nous dissertions à voix basse ; ils écoutaient. Nous les observions attentivement quand ils donnaient l’impression de nous ignorer.
Une tête qui pivote, un antérieur qui se lève, des oreilles qui s’agitent et le blanc des yeux qui se dévoile ; autant de signes qui nous incitèrent à amorcer fébrilement quelques pas vers la sortie — deux mètres dans notre direction et, vlan !, deux caillasses dans la leur. La poussière retombée et le calme revenu, Adolfo, la voix grave et le regard résolument fixé sur ses santacolomas, tint à nous préciser qu’il en manquait un — le plus beau selon lui. Sauvagement agressé et tué la nuit dernière par deux des sept bestiaux que nous avions sous les yeux... Au petit matin, « je l’ai trouvé couché là » nous dit-il, en pointant le doigt sur ses chaussures. Je baissai les yeux et regardai les miennes. Silence.

Pour ne rien vous cacher, c’est suite à notre visite chez Víctor Huertas que j’ai su un peu mieux définir mon « rôle » dans ces équipées camperas. Jusqu’alors, un collègue dégainait un saucisson et j’en coupais une tranche ; un autre sortait une bouteille et je la débouchais. OK. Je pourrais multiplier sans forcer les exemples mais, et j’en conviens aisément, il leur suffirait juste de penser à apporter « tout le bazar »* pour se passer de moi la prochaine fois...
Chez Víctor Huertas, disais-je, j’ai rajouté une corde à mon arc. Oh, cela n’a l’air de rien mais « baratiner » le ganadero le plus sincèrement du monde en lui posant des questions à rallonge dans un castillan approximatif sur un thème improbable et le voilà qui immobilise son engin, oblique la tête vers la droite, lève le menton et vous scrute longuement au travers de ses verres fumés, via le rétroviseur central, avec l’air de celui qui hésite entre feindre d’avoir compris, vous faire répéter ou... descendre ! Pendant ce temps, Thomas en profite opportunément pour mûrir ses pertinentes questions — plutôt que de venir au quite !
Laisser sortir un spontané et bruyant « woouh ! » d’admiration à la vue d’une estampe coquilla (voir photo ci-dessus) et le ganadero, se demandant surpris ce qui a bien pu motiver pareil cri et pareils rires, stoppe net son 4x4 offrant ainsi un temps précieux à Laurent pour zoomer à droite et à Yannick pour cadrer à gauche, et vice-versa. Autant dire qu’ils apprécient...

D’un naturel fort amical, Víctor et Adolfo furent bien trop charmants pour que nous puissions accorder un début de soupçon de crédit à une étrange rumeur circulant autour d’Oropesa. Lors de nuits sans lune, un trafic peu commun s’improviserait : certains habitants auraient aperçu des toros gris traverser la ville en direction du nord, d’autres entendu des bruits de sabots s’en éloigner en direction du sud... La nuit, tous les santacolomas sont gris.

* Paracétamol, tire-bouchon, PQ, couteau, lingettes, chewing-gums...

En plus La galerie Víctor Huertas Vega – Camada de novillos à la rubrique « Campos » sur le site, la fiche de l’élevage sur Terre de toros et le libellé Adolfo Rodríguez Montesinos sur le blog.

Images Chez Víctor Huertas Vega © Camposyruedos