On ne se
connaît pas. Cela fait à peine une heure que l’on visite son élevage, et puis,
d’un coup, sans prévenir, Rafa nous montre son cul. Comme ça, en plein champ.
— Regardez !
Là aussi j’ai pris un coup de corne.
À cinquante centimètres devant moi, je découvre, surpris, cet arrière-train et la
plus grande raie des fesses qu’il m’ait été donné de voir : Rafa se targue
de trente centimètres de cicatrice en plein dans le prolongement du sillon
naturel.
Ce mec est
fou, il faut le savoir. Un peu plus tôt, sous prétexte que le terrain est
difficile pour poursuivre en tracteur, Rafa nous encourage à chercher à pied les
toros qui se planquent dans les
hauteurs. Ben voyons ! Allons donc chercher ces petits anges qui jouent à
cache-cache dans les buissons…
Le campo est magnifique, les oliviers garnissent
la colline, l’herbe est abondante et les fleurs multicolores égayent le
paysage. Je respire le bon air convaincu qu’une promenade fera du bien à mes
poumons encrassés par un paquet de cigarettes quotidien. Sur le plancher des
vaches, un léger malaise m’envahit : ce n’est pas n’importe quel campo que nous foulons, c’est le campo bravo. Ce paysage si relaxant
depuis la sécurité de la remorque devient vite angoissant, car notre visibilité
s’arrête à vingt mètres. Inquiétudes…
Rafa nous
précède sur le sentier imaginaire qui nous mène sur les hauteurs de la finca, là où le campo se termine et où commence la végétation plus dense de la
montagne. Rafa est un guide peu rassurant, car il choisit le moment où la remorque est hors d’atteinte pour nous annoncer que ses toros aiment se reposer dans les hautes herbes, et qu’il est facile
de tomber dessus sans s’en apercevoir. Ça lui est arrivé l’année dernière.
Pour preuve il soulève sa chemise et nous montre une balafre dans le flanc
droit. Ce type est cousu de coups de cornes. Le foie perforé et la rate explosée
comme conséquences de la rencontre fortuite avec un de ses pensionnaires : les
médecins se réjouissent qu’il ait pu s’en tirer. Son salut, il le doit
justement à ces hautes herbes aussi traîtresses que salvatrices quand elles vous cachent du toro.
Rafa nous prévient que, s’il en sort un du fourré, il faudra courir, ne pas se retourner et se jeter dans le premier
talus venu. Je préfère choisir une autre stratégie : je marche dix mètres
derrière, choisissant scrupuleusement l’olivier qui me permettra de me
hisser pour échapper à la bête en furie.
À force de
hurlements, Rafa réussit à faire sortir les toros
de leur cachette. Ces derniers nous toisent un instant, visiblement dérangés
dans leur tranquillité, et puis dévalent le chemin en direction de la finca. Je respire mais, tout compte
fait, Rafa déclare qu’il en manque encore deux. Il nous faut poursuivre pour les débusquer. Vous ai-je déjà dit que ce type était fou ? On repart
pour un tour et on gravit le sentier jusqu’à l’ermitage perdu de Santa Ana.
Ça tombe bien, trois Pater, deux Ave et toutes les promesses possibles et inimaginables à la sainte Anne si l’on
devait sortir vivants de la balade. La recherche est vaine. Demi-tour et
retour à la remorque, sans oublier la bise à sainte Anne. Le pas est plus
léger, d’autant que j’ai déjà repéré les oliviers au cas où l’on croiserait un
retardataire.
La balade
motorisée sera de courte durée. Dans la descente, le tracteur et sa remorque se
mettent en crabe, les roues se bloquent, l’engin glisse sans contrôle et la
situation prend une tournure plus qu’inquiétante. J’ai juste le temps de me caler à
l’arrière du véhicule, prêt à me jeter par-dessus bord pour ne pas valdinguer
et me retrouver écrasé dans les fleurs multicolores par une tonne de ferraille.
La remorque se stabilise enfin ; on a eu chaud et on va en rester là pour le
tracteur : pneu arrière droit crevé. Sainte Anne nous a fait un nouveau quite.
Rafa n’en
démord pas. Il faut aller voir deux autres toros.
Dans un enclos grand comme un canton se cache le joyau de la couronne. Un tío qui, aux dires de son propriétaire, est un « cabrón astifino como su
puta madre ». Et voilà qu’il commence à nous raconter des histoires
cauchemardesques de charges de tous les diables, de l’impossibilité d’enfermer
la bête, de sauvetages miraculeux de vaqueros
pris en chasse par le toro. Bref, une
bonne mise en situation avant d’entamer la recherche à pied du toro de tous les enfers. Vous ai-je déjà
dit que ce type était complètement fou ?
Tels des pygmées
dans une forêt de Papouasie, nous traquons le cornu sur des sentiers étroits et
inconfortables ; nous découvrons des bouses fraîches, qui témoignent d’un passage
récent ; nous observons les traces de pas dans les herbes. Et finalement, rien.
Bredouille mais pas vaincu, Rafa décide de contourner l’immense étendue et de finir, avec ma voiture, par un gymkhana en plein campo
et par une incontournable balade à pied pour débusquer l’animal.
Je ne l’ai
pas vraiment vu ce tío aux cornes
comme des aiguilles. Je suis resté à deux cents mètres pour fumer une clope, le
portable dans la main et le numéro des secours déjà composé. J’avais ma dose. Je
le verrai sur les photos d’Albert, qui, patiemment et guidé par l’éleveur, s’approche
pas à pas du toro perché sur une hauteur.
Je ne sais pas s’il avait idée de lui tirer le portrait au vingt-quatre
millimètres. Il suivait aveuglément les conseils de Rafa, qui l’encourageait à
poursuivre sa marche et sifflait pour lui ordonner de s’arrêter, avant de l’encourager
de nouveau à gagner du terrain. Moi, j’étais très bien où j’étais, loin, assez
loin, je pense. Je voulais reprendre ma voiture, abandonnée au milieu de ce campo resplendissant, vérifier qu’elle
était toujours en état de marche et qu’elle pourrait nous emmener jusqu’à
Séville, puis à Huelva.
J’ai eu le
temps de penser à Rafa, et je me suis demandé qui, de ce dernier ou de ses toros, était le plus dangereux.