08 mai 2013

Porta gaiola


Cet homme brun qui fume est le portier du toril des arènes de Séville, et il est donc déjà passé à la télévision, ce qui ne fait de lui rien moins qu’un homme comme les autres après tout. Comme ses coreligionnaires de la Maestranza de Caballería de Sevilla, il porte un costume sobre qui rappelle ceux des agents de la SNCF. La comparaison s’arrête là. Cet homme brun qui fume ne fait pas rouler de trains et ne s’approche pas de vous porté par une voix de femme monocorde, un rien lascive, vous annonçant que le train n° 8584 arrive à quai. 

Lui, l’homme brun qui fume, a la charge de laisser la lumière tranchante pénétrer un couloir noir d’où surgissent des claquements de porte, des cris rauques et, à la fin, quand la lumière aiguisée emporte la partie, un taureau de combat. Cet homme brun qui fume assiste tous les jours à cette querelle insaisissable du jour et de la nuit, et c’est peut-être la raison de son clopage intensif dans le callejón des arènes de Séville.

Depuis quelques années, depuis Pepín Liria peut-être, une poignée de matadores de toros vient régulièrement se planter à genou devant le toril, et devant lui, donc, pour voir de plus près si la lumière perdra un jour. Ils traversent la piste immense et bombée, jaune et ocre, à pas lents, la tête tombée vers le sol au début, puis, à partir du centre, ils se mettent à observer le ciel dans ce que l’on peut considérer être sans trop se fourvoyer une prière aux vierges du lieu, à Jésus, aux ancêtres et à la lune quand on la voit. Ensuite, ils le regardent. Lui. Et lui se plante devant eux comme pour les arrêter. Il reste droit comme un chef de gare qui se prépare à siffler, la casquette parfaitement vissée sur la tête, le dos tendu, les bras le long du corps. Il y a cet instant, là, cette poussière de temps insaisissable durant laquelle il doit avoir envie de fumer. Que peut-il bien convaincre un fou de ne pas se mettre à genou ? Séville chante les génuflexions, il n’y peut rien, et il reste figé en se disant qu’il cloperait bien, et que, en l’occurrence, sa tronche sera peut-être la dernière que le branque devant lui verra pour achever sa vie de branque. 

Il n’y peut rien. Un signe de la tête, un regard, un dernier lien d’humanité pour être certain que tout est bien décidé, qu’il n’y aura pas de marche arrière. L’homme brun, qui aimerait fumer à cet instant, ouvre la porte. C’est un geste répété pour lui, mais chaque fois qu’il le fait, quand un cinglé se poste à genou à dix mètres d’elle, il prend conscience qu’ouvrir une porte n’est pas si anodin que cela ; que derrière la lourdeur du bois, il y a la nuit qui porte en elle toutes les peurs.

Après, quand tout s’est bien passé, il fume.