23 mai 2013

L’armée de l’ombre


Ce texte est dédié à Étienne, Jean-Pierre et à tous ces anonymes de Vic et d’ailleurs qui œuvrent chaque année pour que combattent les toros. Merci à eux.


De la guerre ne restent que les noms des généraux : Koutouzov, Wellington, Joffre, Leclerc, De Gaulle, et les autres. Immenses patronymes, légendes sur piédestal, sabre à la ceinture, qui dissimulent pour l’éternité le bougre écartelé, le caporal mort de froid aux abords de Smolensk, le jeune paysan tranché comme du pain frais dans les fossés de Verdun ou les rigoles de la Marne, le père de famille obligé d’en être, mobilisé, terrorisé mais patriote, mais sacrifié. 

On oubliera toujours les gars de l’ombre. Ils ne seront que quelques lignes dans un livre d’histoire, envisagés comme une masse sans conscience, un fantôme d’humanité sans qui, pourtant, point de Koutouzov, de Wellington, de Joffre, de Leclerc, de De Gaulle, et autres — relire Tolstoï. 

Il en va de l’organisation d’une corrida comme de celle de la guerre. J’exagère à dessein, mais la logistique suit d’identiques nécessités. Il y a ce que l’on voit : l’épique champ de bataille, Waterloo qui fume dans sa plaine, Moscou sur le bûcher de Rostopchine ; mais ce que l’on voit n’est qu’une part, aboutie, de tout ce que l’on n’envisage pas, de tous ces détails dont aucun aficionado ne peut prendre conscience — et c’est normal. 

Ces petits riens qui constituent le tout, ces atomes de bonne volonté, sont tous des passionnés, patriotes volontaires de la cause taurine, militants muets du taureau de combat, tapis dans la solitude d’un couloir de bois.

L’enchiqueramiento est un moment extrêmement délicat pour l’organisation d’une corrida. Le sorteo est achevé, les cuadrillas ont cessé de râler et de chercher sous le tapis de la cuisine le sobrero plus petit, moins armé, plus bonito, le président de la course peut aller manger sereinement, la cuadra de caballos se repose et les bières coulent. Il pleut. Dans le corral, les toros ne bronchent pas — ils s’y sont habitués —, et le calme, de retour, les tranquillise maintenant. Ce soir, ils vont mourir dans l’ordre, l’un après l’autre. Chacun son numéro, chacun son tueur. 

On ouvre des portes en bois, on en ferme d’autres. On connaît par cœur le labyrinthe, on reconnaît ses ombres, ses raies de lumière, on scrute ses points morts. L’expérience n’empêche pas la défiance. Ne pas se tromper de numéro, ne pas mettre le 105 en deuxième position.
— Ça arrive !
Le talkie-walkie annonce le numéro et l’ordre de sortie. On le répète à voix haute pour que tous sachent bien. Les sabots talochent en rythme le sol crotté comme poussés par les claquements lointains et successifs du piège qui se referme derrière eux. Eux seuls ont l’autorisation de faire du bruit. Les toros s’admirent en silence, même ici sur les coursives occultes desquelles l’armée des ombres, comme un seul homme, comme une seule âme passionnée et discrète, rejoue pendant trois jours le ballet funéraire d’un abattoir où l’on vénère ce que l’on assassine.


>>> Retrouvez, sous la rubrique « Ruedos » du site, les galeries consacrées aux corridas vicoises d’Escobar et de Cebada Gago, ainsi qu’une galerie consacrée à l’enchiqueramiento des Cebada Gago.