La dame blonde avait un visage d’aigle. Sans raison, en la croisant çà et là aux abords des arènes, j’ai toujours imaginé qu’elle aurait pu prêter cette figure cunéiforme au pinceau d’un Modigliani qui ne se serait pas privé de l’étirer encore plus, de redessiner le saillant de ce nez à sa façon, si particulière, si à lui. On traîne des trucs bizarres dans nos têtes.
Au début, ce fut un caprice de riche, comme tant d’autres l’avaient fait avant elle. L’aisance, la renommée, les relations et son nom sur un bout de papier accolé à côté de celui de Curro Romero. Beaucoup se lassent des caprices de ce genre, revendent ou laissent faire. Quand elle constata l’état pitoyable de ses Atanasio, elle souffleta son caprice et observa longuement dans le miroir ce visage d’angles, tendu vers l’avant comme les œuvres de Chillida à Donostia, ce faciès décidé et avec lequel elle n’avait pas d’autre choix que de s’entendre ; et elle y découvrit qu’un toro ne s’achète pas seulement, mais qu’il se fabrique, se modèle et qu’à la fin il vous ressemble.
Comme rien n’est parfait dans la vie, pas plus un toro qu’un visage, elle éleva des toros tendus vers l’avant comme les œuvres de Chillida à Donostia. Et Madrid succomba. Parce que Madrid est imparfaite, râleuse, caractérielle, autoritaire, et parce que Madrid porte en elle cette beauté qu’il convient d’inventer, d’imaginer, qui demande un effort et qui n’est pas servie sur un plateau de blanc et d’or. Séville est le contraire, et ses toros n’y étaient pas bien.
Reste Pamplona. Imperfection magique et agaçante, addiction envoûtante, délire époustouflant. Elle était presque chez elle. Encore une imperfection. Elle venait voir ses toros démesurés pénétrer dans les chiqueros et rendait à chacun, anonymes et dérisoires, le sourire qu’on lui tendait. Elle s’inquiétait des toreros, mais pas trop. Il y avait des cornes, c’était ainsi. Il fallait qu’ils fassent peur, ses toros.
Cette année, Dolores Aguirre Ybarra ne verra pas combattre ses toros. Elle est décédée il y a un mois et repose dans son village biscayen de Berango. Ses toros portaient la devise noire à Saint-Martin-de-Crau et ils furent excellents. Il y a trois ans, lorsque son époux l’avait précédée, c’est à Orthez qu’on sortit la devise negro azabache, et les toros y avaient été très bons. C’est étonnant, d’ailleurs, ces concours de circonstances, ou ces coïncidences. En 1999, peu de temps après la mort de Juan Luis Fraile, le lot madrilène, arborant pavillon noir, avait raflé tous les prix de la San Isidro. La mort s’acoquinerait-elle facilement de la bravoure ?
Le lot de Saint-Martin-de-Crau était presque parfait — cinq toros sur six. Presque parfait, ça convient tout à fait.
Rien n’est parfait, pas plus un toro qu’un visage.
Rien n’est parfait, pas plus un toro qu’un visage.
>>> Retrouvez, sous la rubrique « Campos » du site, une galerie consacrée à la camada 2013 de l’élevage Dña. Dolores Aguirre Ybarra.