06 novembre 2008

Pepe, Henry et les mémés


Un épais accent espagnol articule un "hello" caractéristique : 4 ans que Pepe a quitté l'Espagne pour l'American Dream et ses H aspirés restent des jotas grondantes et gutturales comme un "rum-rum" de moteur diesel Massey Ferguson.
"Jjjelo !"

Pepe passait déja pour un bouseux en Espagne, il était monté plusieurs fois à la capitale pour redégringoler vite fait bien fait dans la fange de son campo andalou où il n'était pas grand-chose d'autre qu'un héritier d'une dynastie de travailleurs agricoles confinés aux tâches ingrates des champs. Digne représentant de ce lumpen andalou qui n'avait pas vu changer grand-chose depuis des décennies. Trop fainéant et aigri contre le sort pour essayer de s'en sortir, son père avait cristallisé le mépris de toute la famille. Ce petit monde avait vécu dans la crasse de son ignorance et entretenu un profond ressentiment vis-à-vis de tout ce qui les entourait. La haine réciproque, la rancoeur et la nécessité comme ciment de la solidarité familiale. Pepe avait mauvais fond et sa mère le détestait, le petit l'horrifiait depuis son enfance : une lueur méchante dans les yeux, un sadisme inné en avaient fait le souffre-douleur de la casa. Pepe ne possédait rien, n'avait pas grand-chose pour lui, mais à la différence de sa famille, il avait la ferme intention de s'en tirer. Quelques décennies auparavant, il aurait certainement rejoint les rangs des milices anarchistes ou des syndicats révolutionnaires lors de la Guerre Civile et fini fusillé au bord d'une tranchée creusée avec ses compagnons d'infortune. La poisse, ça a tendance à attacher...

Henry avait grandi dans une famille aisée du New Jersey, partageant son enfance entre le Yachting à Cape Code et les camps d'été dans les forêts de Caroline du Nord. Petit, sa mère l'affublait de blazers et de cravates rayées et lui ciselait une raie parfaite pour l'emmener s'ennuyer sur les canapés fleuris de ses amies. Ses deux soeurs avaient suffisamment étudié le droit à Princeton pour épouser de brillants avocats d'affaires new-yorkais. Henry III Jr avait suivi les traces de son oncle dans les sciences politiques après son doctorat de Boston plutôt que la relève de son père, Henry II Sr, à la tête d'un puissant cabinet de lobbying. Henry avait gravi les échelons sous la protection familiale, réussi à marier une fille de son université à force de dîners, de pedigree, de CV et de plans de carrière. Il arborait un pantalon à pinces un peu trop court avec un polo de marque dès lors qu'il était en week end : bref, Henry avait réussi !

Alors qu'Henry enchaînait les diplômes et s'affublait de risibles tenues de graduate, Pepe avait collectionné les échecs dans une carrière de torero dont on ne put jamais dire qu'elle alla a menos, pour n'avoir jamais vraiment commencé. De déroutes en capeas en blessures en tientas, Pepe avait vu vaciller son courage, son corps se couvrir de cicatrices et ses illusions s'évanouir. Il avait rapidement fini par se faire une spécialité de la puntilla. Face à un toro à l'agonie ou parfois encore assez vif, le poignet de Pepe cristallisait dans sa vigueur des années de faim et de rancoeur. Le premier "tchak" de la puntilla était généralement le bon et en triturant ensuite le bulbe rachidien du bicho, Pepe se délectait du clignement d'oeil vitreux que sa lame causait mécaniquement. La vivacité et l'assurance de son geste à la puntilla, la violence de celui-ci et le rictus qui déformait son visage causaient toujours une impression de malaise alentour, notamment en privé quand tout est plus proche et vrai et que nulle rumeur ne vient diluer les bruits du ruedo. Pepe avait, puntilla en main, un air de Nicholson à l'hôtel Overlook et foutait la trouille à tout le monde.
Malgré son efficacité, le mundillo avait fini par le détester, le salopard portait la poisse, il boitait un peu et plantait les banderilles comme un cabrón. A force, il puntillait surtout en novilladas obscures et en spectacles plus ou moins sérieux et vaguement taurins. Un jour, fourbu et résigné, il était parti tenter sa chance et brûler l'énergie de sa haine aux Etats-Unis.

L'Amérique avait pour lui pris les traits lourds et surchargés d'une pute de Tijuana. Un long transit au Mexique lui avait permis de martyriser quelques bulbes rachidiens de toros mexicains et de vivoter en maquant deux ou trois filles dans la fournaise de la frontière avec la Californie. Il louait les services de ces filles à de jeunes étudiants américains venus s'encanailler au mezcal loin de leur quotidien faussement cool. De lointains cousins californiens d'Henry éructant "Caramba" à tout bout de champ. Quand il s'en fut pour de bon aux Etats-Unis, Pepe eut recours aux services d'un passeur gourmand qui finit son parcours quelque part sur le sable du désert du Nouveau-Mexique en clignant de l'oeil au rythme du moulinet de la puntilla dans sa nuque.

Henry rencontra Pepe à l'église méthodiste à laquelle il rétrocédait 10 % de ses revenus. Il y passait ses dimanches matins à observer le mouvement obsédant des seins de la jeune Amy sous sa toge de choriste gospel-pop. Son épouse avait à la paroisse ses oeuvres et ses pauvres auxquels elle offrait la compassion de son visage parfaitement marketé non encore lifté. Pepe était l'homme à tout faire de la paroisse, il préparait les barbecues les soirs d'été, entretenait la propriété et faisait peur aux enfants du catéchisme. Pepe fascinait Henry notamment depuis que celui-ci avait aperçu dans son cagibi les deux puntillas et la photo de Pepe réglant son compte à un Tulio cornalón. Très vite, Pepe commença à rendre de menus services à Henry, il puntilla savamment le chien bruyant des voisins du couple, colla la frousse de sa vie au voyou qui menaçait la fille d'Henry à la sortie de la High School et nourrit les poissons du fleuve avec les corps de deux junkies défoncés au crack, black et irrécupérables dont la disparition n'inquiéta personne.

Henry avait eu quelques fâcheries avec le camp d'Hillary et rejoint celui de Barack sans trop y croire. Il fallait bien emmener madame à Paris ("I loooove Paris !") chaque année et faire sertir quelques cailloux à ses mains de fille à papa. Le beau-père avait donné la référence en terme de train de vie. Il convenait d'assurer ! Le charisme de Barack et l'expertise tactique d'Henry firent merveille. Leur association "tordit" Hillary en quelques pases de castigo puis mit dans sa poche le gros McCain. Henry était "on fire", aiguillonné par la surprise du succès de son candidat, il brillait de mille feux et se distinguait par son intelligence et son absence de scrupule parfaitement clean et bien élevée. La campagne volait de succès en succès, les ballons dégringolaient sur les estrades des meetings et tout ce beau monde se congratulait par des hugs chaleureux. La cocaïne poudroyait à nuages, redonnant l'enthousiasme aux organismes épuisés et inoculant patiemment folie et paranoïa dans les méandres des cerveaux survoltés. A mesure qu'appochait l'échéance, l'inquiétude finit par gagner Barack, Henry et leurs amis : les spots de publicité interminables ne suffisaient plus à les rassurer. Très vite, par crainte d'un réflexe conservateur dans les bureaux de vote, un comité restreint au sommet décida d'en rajouter une couche sur l'émotion... et Henry proposa Pepe.

Le 2 novembre, Pepe débarquait à l'aéroport d'Honolulu arborant lunettes de soleil et chemise à fleurs.
La mémé était allongée sur le côté, légèrement voûtée par la douleur, offrant à la convoitise de Pepe une nuque sur laquelle il pouvait compter une à une les vertèbres. L'inquiétant Andalou fut pris d'un accès de sentimentalisme inattendu et renonça à la débrancher. Il lui caressa doucement les cheveux sans percer la torpeur causée par la morphine.
Tchak !
Pepe fit rouler les yeux que sa lame avait ouverts en pénétrant entre deux vertèbres et essuya la puntilla sur la chemise de nuit.

Exfiltré de l'archipel du Pacifique, exilé à l'ombre du Kilimandjaro, Pepe a aujourd'hui trouvé un nouveau créneau dans le sacrifice de vaches et de taureaux dans un coin du Rift.