08 novembre 2008

Agujetas


Cinéma Utopia à Toulouse, en 1999 ou 2000. 2001 ? j’en doute. Le film documentaire Agujetas, Cantaor de Dominique Abel est au programme. Je ne connais ni la réalisatrice ni Agujetas ni le flamenco ; je connais celle qui m’accompagne — étions-nous seulement déjà mariés ?

Il est tard. Nous quittons la salle, glissons dans Saint-Antoine-du-Taur, atteignons Victor-Hugo puis Jeanne-d’Arc ; nous n’avons toujours pas échangé un mot, submergés que nous sommes de la tête aux pieds par tant de vie écorchée, de folie douce et de rage, aussi.

L’homme, cet être social... Sauf dans le cas précis de Manuel de los Santos Pastor — de Rota, de Jerez, de nulle part. Les Minimes se profilent tandis qu’Arnaud-Bernard s’éloigne ; péniblement les langues se délient, butent et abdiquent — les yeux me piquent maintenant.

Le vendredi 6 février 2009, je serai à Villejuif, non seulement pour écouter mais plus encore pour toucher du regard, revoir Agujetas ouvrir sa bouche crénelée de dents dorées, écarter ses bras de maçon, se frotter les cuisses tel un damné, tendre ses paluches de forgeron, cracher.

Seul ce soir-là, je n’en parlerai à personne — de toute façon, quelque chose me dit qu’Agujetas ne viendra pas se peler les miches à Villejuif. Et si de retour ma femme me demande : « Alors, comment c’était ? », quoi qu’il se passe je lui répondrai : « C’était Agujetas ! »


« Agujetas par Philippe Robert
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise d’Agujetas ? » déclare un de ses amis apostrophés à la fin d’un concert filmé dans le documentaire que lui consacre Dominique Abel. « Que moi, au minimum, quand je l’écoute, ça me retourne l’estomac et que je deviens fou ! Le « cante » d’Agujetas, il te blesse, il te fait saigner, il te coupe comme un couteau, il te bouleverse, il te... C’est ça Agujetas ! » Difficile d’ajouter quoi que ce soit ! Agujetas a la réputation d’être l’un des plus grands chanteurs de flamenco de tous les temps, un des représentants de l’ancienne école, un Gitan primitif et farouche ennemi de la modernité. Son visage est burriné, comme celui de Calvin Russell. Ses traits, acérés et marqués par une cicatrice qui lui barre la joue, rappellent également Pasolini. Son guitariste, l’extraordinaire Moraíto — qui a accompagné Camarón et José Mercé — dit de lui qu’il est « comme le whisky la première fois : âpre. Mais à force, on finit par l’apprécier ». Agujetas chante comme il est : furieux comme un homme libre qui ne fait ça que pour avoir de quoi se nourrir et à qui cela suffit. Il avoue qu’il ne sait « pas lire ni écrire ni rien de tout ça » avant d’ajouter « d’ailleurs, je n’ai jamais été à l’école, ou plutôt, je crois y être allé une fois et ne jamais y être retourné. Une personne qui sait lire et écrire ne peut pas chanter flamenco parce qu’elle perd le « savoir-prononcer » ». Belle profession de foi ! Son guitariste constate que la grâce l’habite. C’est vrai que tous les deux s’y entendent à merveille pour plonger le public dans un état second. Une aubaine pour les aficionados qui les suivent. Le Vieux, son père et célèbre chanteur, l’écoutait les larmes aux yeux et pourtant, Agujetas pense que ce n’est qu’à 75 ans qu’il sera peut-être maître de son art. Car s’il a délaissé la forge pour le chant, il compte bien le faire jusqu’à 110 ans ! Habité, possédé par une transe intemporelle et universelle, ses performances ont la puissance de celles de certains poètes sonores et des chants basques de Beñat Achiary. « Qui n’a pas souffert ne peut chanter. » À l’écouter et voir faire, c’est sûr. »

Un des très rares textes sur Agujetas où je n’ai pas lu que celui-ci était « le meilleur » (sic), « le roi » ou « le plus grand » des chanteurs de flamenco. Dans cette chronique pour Jazz Magazine (juillet 2005), Philippe Robert se contente de préciser avec la prudence du novice : « Agujetas a la réputation d’être... » Journaliste, il collabore à de nombreuses revues et a notamment publié l’excellent Rock, Pop – Un itinéraire bis en 140 albums essentiels (Le Mot et le Reste, 2006).

En plus Agujetas, Cantaor disponible chez Naïve en DVD+CD, DVD ou CD.
Dans le cadre du festival Sons d’Hiver, Agujetas sera en concert le vendredi 6 février 2009 à 20h30 au Théâtre Romain Rolland de Villejuif (94). Vous aurez toutes les informations en naviguant sur le site du théâtre.
Et si je vous parle aujourd’hui de ce rendez-vous tardif, c’est qu’il aura lieu dans un peu moins de 3 mois et que vous pouvez donc dès à présent réserver vos billets de train — je viens de décrocher un « Brive > Paris > Brive » au tarif invraisemblable de 34 € !



Image © Boa /// Vidéo « ¡Yo ’o que ma’ me gusta en el mundo e’ el campo! » ou quelque chose dans le genre © Extrait du film de Dominique Abel