02 octobre 2013

Monsieur Henri Emmanuelli


L’écueil qui guette toute personne rendant public son opinion sur un sujet précis et récurrent comme peuvent l’être les toros est cet « aquoibonisme » à fort pouvoir absorbant où s’enlisent les coups de gueule qui semblent répétitifs à la longue, les convictions maintes fois assénées et les sujets trop ressassés… Sans parler de ce snobisme pointilleux interdisant tout enthousiasme spontané. Bref, quand on écrit sur un blog en ayant le souci du lecteur, vient le temps où surgit l’inquiétude de lasser, de décevoir ou de manquer de recul. Ceci étant dit, il serait infiniment dommage de passer à côté des gestes (rares) de courage méritant un coup de chapeau, à cause de ces mauvaises raisons…

Je suis Lyonnais, et donc je me contre-tamponne le coquillart du paysage politique du Sud-Ouest, des intrigues de sous-préfectures, des intérêts de chacun et de la vie publique en général ; je suis un mauvais citoyen, mais un grand amateur de couilles, de burnes, de valseuses ou de roupettes. Celles de monsieur Henri Emmanuelli, que l’on imagine volontiers velues et impressionnantes, à l’image de son légendaire monosourcil, m’ont véritablement enchanté ce matin, lorsque, en lisant sa lettre ouverte au Crac, il m’a semblé les voir affichées, robustes et fières, au beau milieu des chiffres et graphiques financiers que Bloomberg n’a pas la pudeur de croire parfois lassants.

Le courage n’a de sens qu’à la lumière de l’intelligence. C’est une conclusion que l’on devrait pouvoir tirer en sortant des arènes. En voici une autre illustration.

Merci et bravo, monsieur. Nous sommes nombreux qui aurions voulu signer ce texte.


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Monsieur le délégué, 

J’ai pris connaissance de votre courrier en date du 12 septembre dernier, dans lequel vous exprimez le souhait de connaître ma position sur l’abolition de la corrida dont vous avez fait votre cheval de bataille. Je vous remercie au passage de solliciter, pour la première fois, le député des Landes mais aussi le président d’un des départements les plus taurins de France.

Vous n’êtes pas sans savoir qu’au plan juridique la question de l’abolition de la corrida a été tranchée par une décision du Conseil constitutionnel en date du 21 septembre 2012. Rejetant un recours que vous aviez intenté avec d’autres associations, la haute juridiction a notamment considéré que le critère de « tradition locale ininterrompue » inscrit dans le code pénal est « précis, objectif et rationnel ». Organiser des corridas dans certaines régions françaises, dont la nôtre, est donc parfaitement conforme à la constitution. Que vous regrettiez cette décision est une chose, mais, comme vous l’écrivez dans votre lettre, la règle de droit doit s’appliquer à tous et de la même manière. Dans ces conditions, je trouve pour le moins désolant, et même inquiétant d’un point de vue démocratique, que vous affirmiez sans vergogne : « Désormais, la corrida est génératrice de troubles à l’ordre public. » Ce qui est générateur de troubles à l’ordre public du point de vue du droit, c’est bien que votre association organise des manifestations sans déclaration et donc sans autorisation préalable de la ville où elles se déroulent et de la préfecture dont elles dépendent. Plus grave encore, c’est que vous ne teniez aucun compte d’un arrêté municipal réglementant une manifestation à Dax ; bref, que vous ignoriez l’état de droit et les principes républicains, dont vous vous réclamez par ailleurs dans votre courrier. Ce point est d’autant plus sensible que votre mouvement a reçu, dans un passé récent, le soutien de personnalités pour le moins contestables. Je pense précisément à Laurent Louis, ce député belge ouvertement xénophobe, ou bien encore à cette militante animaliste qui assistait à votre dernière assemblée générale et qui, il n’y a pas si longtemps, à Paris, s’affichait aux côtés de groupuscules extrémistes ayant tristement défrayé la chronique des faits divers.

Pour justifier votre « combat », vous faites référence à « une montée en puissance du nombre de personnes hostiles à la corrida », aux « nombreux électeurs préoccupés par le sort des animaux », à « la volonté populaire ». Je reconnais que, en matière de lobbying et d’actions sur le terrain, votre association fait preuve d’une organisation quasi-militaire et que vos manifestations sont très méthodiques, jusque dans le contournement de la loi ; mais on ne peut se prévaloir de quelques milliers de supporteurs sur les réseaux sociaux et d’une poignée de militants actifs sur le terrain pour conclure à la désapprobation d’une majorité de Français. S’agissant des électeurs, je puis vous assurer, pour les fréquenter tous les jours, qu’ils sont avant tout préoccupés par leur situation en temps de crise économique et sociale.

Cela dit, je n’éluderai pas les questions éthiques, et même, j’ose le mot, de morale, liées au spectacle taurin.

Je comprends la sensibilité des personnes qui ne veulent pas imaginer, et encore moins voir, un animal blessé et mourant dans une arène, mais, en retour, acceptez la sensibilité d’aficionados, qui ne voient pas la même chose qu’eux.

Aucun aficionado que je connais ne va aux arènes pour voir souffrir un animal. Il va aux arènes pour admirer. Admirer un taureau qui combat, admirer un homme qui a le courage d’affronter cet animal jusqu’à risquer sa vie.

ll y a toujours plusieurs façons de voir un spectacle.

Je pourrais vous raconter le spectacle de ces grands-pères qui, le dimanche dans mon canton de Chalosse, s’adonnent paisiblement au plaisir de la pêche à la ligne, sous le regard admiratif de leurs petits-enfants. Je pourrais aussi vous raconter quelque chose d’abominable : l’hameçon qui meurtrit la bouche du poisson et l’animal qui achève sa lente agonie en se débattant dans un seau jusqu’à l’asphyxie.

J’ai déjà eu l’occasion de le dire publiquement : je suis frappé de la montée en puissance d’une nouvelle forme d’ordre moral, qui consiste justement à vouloir imposer son point de vue et sa sensibilité à autrui par tous les moyens, y compris la violence comme à Rion-des-Landes.

Sans compter, puisque nous parlons d’éthique, que les mots ont un sens et une histoire parfois douloureuse. À parler de « torture », de « barbarie », ou bien encore de « sévices » à propos de la tauromachie, à mettre sur le même plan la mort d’un animal et la mort d’un être humain, on en vient facilement à trouver aussi naturel de tuer un homme qu’un animal. Cette négation du propre de l’homme et du processus d’hominisation nous ramènent aux pires tragédies de notre histoire.

Au final, je ne suis pas sûr que la cause animale ait beaucoup à y gagner, mais je suis certain que l’humanisme a beaucoup à y perdre.

Je vous prie de croire, monsieur le délégué, à l’assurance de ma considération distinguée.

Henri Emmanuelli