22 juillet 2013

Noms d’oiseaux


C’était il y a un an, et après ‘Mirlito’ venait ‘Canario’. ‘Mirlito’ s’éloignait, emporté par les mulets lustrés de l’arrastre, pendant que Fernando Robleño entamait une vuelta bruyamment fêtée. Le torero songeait, avec regrets, au triomphe qui venait de lui échapper. Sa féria montoise était terminée. ‘Mirlito’ était son dernier adversaire, un dur à cuire qu’il avait su dominer, mais qu’il avait mal tué. C’était il y a un an, tout juste, le dimanche 22 juillet 2012. ‘Mirlito’, un drôle de petit merle âpre et rude, quittait la scène et laissait place à ‘Canario’, le cinquième toro de l’après-midi de l’élevage D. José Escolar Gil.

‘Canario’ s'envolait vers la postérité, gagnant en un instant les plus hauts sommets du panthéon des souvenirs aficionados. En quittant le toril, il s’était déployé d’un seul mouvement, comme un éventail qui s’ouvre, et avait rempli le ruedo tout entier, fondant sur ceux qui avaient l’outrecuidance de s’aventurer sous son mufle. Au premier appel, ‘Canario’ avait tapé violemment contre les planches, sans remords, avant de se jeter à corps perdu dans la cape de Javier Castaño, et, sans la moindre rancune, il avait envoyé valdinguer le diestro dans les airs comme un vulgaire fétu de paillettes.

‘Canario’ avait pris de vitesse le maestro. Il l’avait dépassé, terrassé et blessé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Terrifiant !

La panique s’était alors emparée de l’arène. Le Moun tout entier retenait son souffle. Désormais, chacun retiendrait son souffle tant que ce toro n’aurait pas rendu le sien. Du simple spectateur du dernier rang au plus modeste des areneros du callejón, jusqu’à la fin, le Moun ne serait plus qu’un spasme. Et du simple spectateur du dernier rang au plus modeste des areneros, toute la plaza, sans exception, allait toréer à l’unisson. Tous toreros !

Fernando Robleño et Julien Lescarret étaient entrés ensemble en action, se chargeant d’assurer une brega commune pour le moins complexe. Ils tentaient de rassurer des cuadrillas en déroute et de remettre de l’ordre dans la lidia. On avait vu, à plusieurs reprises, des grappes de peones sauter simultanément dans le callejón pour se mettre à l’abri. Il fallait ramener le calme dans les esprits, et ce n’était pas une mince affaire, car le toro ne faiblissait pas. Il suivait et poursuivait le moindre de ses opposants sans rechigner. Cinq fois il s’était élancé au cheval. Cinq fois il avait poussé fort, venant de loin et revenant à la charge violemment. Il revenait chaque fois et chaque fois plus loin jusqu’à traverser le ruedo, complètement. L’arène s’était alors levée, droite comme un seul homme, dans un cri unique entre l’angoisse et l’admiration. 

Le toro ne faiblissait toujours pas, bouche close et dents serrées. Chaque banderillero était bousculé à son tour, pourchassé, traqué, repoussé, suivi jusqu’à la barrière. L’arène, parfois assise, souvent debout, puis à nouveau assise et encore debout, séchée, desséchée, saisie et scotchée était aussi lessivée que les toreros, pleine mais vidée. 

Lorsque le petit bonhomme s’était avancé, muleta en main, l’arène entière n’était qu’un souffle, mais l'arène entière n’attendait rien. Le Plumaçon n’y croyait pas. Ce toro n’a pas une passe, pensait-on. Il va tout emporter sur son passage, comme le tourbillon, l’ouragan, la tempête qu’il est.

Le toro ne faiblissait jamais, gardant toujours la bouche close, la rage au ventre et le cœur serré. Mais Robleño, lui non plus, ne renonçait pas. Il s’accrochait, luttant sans cesse, pliant la jambe, tendant le bras, se replaçant constamment, sans rompre d’un pas. Il était comme suspendu au bord d’un gouffre, un poignard plaqué sous la gorge, l’autre sur le cœur, mais il était toujours là. Lui aussi tenait tête et serrait les dents. Il résistait sans faiblir, et chaque passe était un combat. Il a fini par cadrer le toro et, enfin, lentement, il a levé le bras. Alors, sept mille poitrines se sont arrêtées. Sept mille paires d’yeux ont fixé la pointe de la lame, en même temps, puis son corps a basculé dans le vide et sept mille autres ont suivi, en même temps. Toute une arène a plongé derrière l’épée. Il y eut une explosion. L’estocade était à fendre la pierre. La lame s’était enfoncée, entièrement. ‘Canario’ n’avait pas bronché. Il retenait son souffle. Bouche close et dents serrées. Il a retenu son dernier souffle, jusqu’au bout. Jusqu’à un énième descabello. Bouche close et dents serrées.

Un frisson a parcouru les tendidos et, à fleur de peau, la caste s’est envolée.


>>> Escolar Gil 2013, c’était ça !