La ganadería de Dolores Aguirre semble arriver à la croisée des chemins. C’est en tout cas les quelques conclusions que l’on peut tirer de la course tyrossaise de ce dimanche 21 juillet 2013 — même s’il est illusoire et intellectuellement malhonnête de tirer des conclusions définitives sur l’état d’un élevage de toros au regard d’une seule course.
Depuis quelques années, les Aguirre sortent, surtout en France, avec beaucoup d’intérêt. L’aficionado n’aura qu’à remuer le saladier d’une mémoire pas si lointaine pour se rappeler au très bon souvenir de la course d’Orthez, en 2010 — la pluie avait gâché celle de 2011, encore plus poderosa à notre goût —, de celles de Pamplona, en 2009 et 2013, de celle de Saint-Martin-de-Crau, en 2013, de celle de Dax, en 2011 — dure mais très sérieuse —, voire même de celle de Vic-Fezensac, la même année, où déjà la noblesse « encastée » s’était exprimée clairement.
À Saint-Vincent-de-Tyrosse, les Aguirre étaient mal présentés : le lot était très desigual, certains toros de cinq ans paraissant de simples novillos (mention pour le 3e à ce sujet), et l’état des cornes de cinq d’entre eux ne pouvait qu’incliner les aficionados à se poser des questions sur l’intégrité de celles-ci. Arreglado de corrales ? Afeitado ? Usure de campo ?… Il est dommage que la plaza tyrossaise n’ait pas soigné cet aspect-là des choses, car, au final, il s’agit jusqu’à présent de la course la plus mal présentée de cornes, et la plus sujette à suspicion, qu’il m’ait été donné de voir cette année. L’intégrité d’un taureau de combat ne doit en rien être indexée sur la catégorie d’une arène.
Les Aguirre n’ont rien montré au cheval. Ni bravoure sèche ou brute, ni inclinaison plus moderne à « poussicoter », ni violence, ni poder, et c’est là que le bât blesse. Le premier tiers a été, ce dimanche, un aléa de la corrida, un parmi d’autres, rien de plus. Les picadors se sont bien défoulés, ont « carioqué » à l’envi, ont vrillé, ont pompé… Ils ont fait le boulot de tous les jours, comme des sagouins qu’ils sont quand le nom d’un élevage suscite pour eux quelque inquiétude. Comme d’habitude, le public a hurlé quand les lignes étaient dépassées, mais bien peu nombreux sont ceux qui se sont exprimés pour vilipender les manières iniques de ces messieurs les cavaliers.
Soyons justes ! À la décharge des toros d’Aguirre, il convient de prendre en considération la cavalerie désuète de Philippe Heyral. Si les chevaux d’Alain Bonijol ont parfois tendance à fausser notre observation de la bravoure des toros en reculant aussi vite qu’un chat détale quand il a peur ; si leur propriétaire même, prétentieux et content de lui, peut inspirer chez certains d’entre nous quelque aversion ; si l’invention de sa pique à la con pour toros gentils de Nîmes ne nous paraît être qu’une déviance de plus vers l’affadissement du taureau de combat, force est tout de même de constater que les tiers de piques avec les chevaux de Bonijol donnent au moins au toro la sensation de pouvoir faire mal, de pouvoir renverser l’obstacle, de pouvoir être fort. La cuadra Heyral est à ce sujet aux antipodes avec ses chevaux grands, peu mobiles surtout, totalement figés : des murs ! (Ces quelques lignes ne sont en rien une excuse pour relativiser le comportement anodin des Aguirre à la pique).
Et après ? Les Aguirre ont chargé. On pourra reprocher la faiblesse des antérieurs des deux premiers en particulier, mais ils ont chargé, ils ont répété leurs charges, ils ont combattu et ont maintenu l’intérêt durant deux heures sans pour autant donner l’impression de faire peur. C’est peut-être sur ce point précis que la ganadería se trouve à la croisée des chemins.
Les Aguirre ont gagné ces dernières années en noblesse. Certains font l’avion, étirent leur tête au maximum pour attraper le leurre et répètent avec entrain. Si cette noblesse reste encore loin des canons érigés par Mundotoro, Aplausos, 6 Toros 6, par les sites d’annonces taurines qui les copient en France, par les plumes catastrophiques de notre quotidien, il n’en demeure pas moins indéniable que le toro d’Aguirre, toujours teinté de mansedumbre la plupart du temps, est devenu un premier choix à toréer pour un torero qui en montrerait l’envie et le pundonor. À condition de maîtriser parfaitement le sitio — hier, Escribano, malgré deux oreilles, a été parfaitement baladé par son second toro —, à condition de ne pas exagérer la longueur de la faena, à condition de se croiser (oui ! cette notion existe encore), à condition de contraindre la charge tout en donnant la distance adéquate (ce que ne font plus les matadors), à condition d’entamer une série avec le bras bien tendu devant soi pour embarquer la tête de l’animal… à condition de toréer tout simplement, les Aguirre sont devenus d’excellents toros de troisième tiers !
Ceux de Saint-Vincent-de-Tyrosse permettaient le toreo malgré toutes les imperfections qu’ils pouvaient trimbaler en piste (sortie tête haute pour certains, recherche de la querencia…). À l’heure actuelle donc, l’élevage semble se trouver à cet endroit précis où la caste s’exprime encore avec fougue, avec cette queue toujours levée vers le ciel quand le toro initie sa charge. Il s’agissait pourtant, hier, d’une caste « humanisée » — réelle, vraie, omniprésente sur au moins quatre toros —, assagie par rapport à ce que certains Aguirre ont pu laisser comme souvenir. La croisée des chemins est là : savoir maintenir vivante et vibrante cette caste tout en ne tombant pas dans la recherche d’une noblesse bonasse à laquelle tant d’élevages actuels ont succombé.
Maintenir la caste et son piquant, sauver le poder et conserver intacte cette faculté à autoriser le toreo, le vrai s’entend.
>>> Retrouvez, sous la rubrique « Ruedos » du site, une galerie consacrée à la corrida de Dña. Dolores Aguirre Ybarra de Saint-Vincent-de-Tyrosse.