Non, ne voyez pas malice à ce nouveau
post, ce n’est pas parce que ma chère Joséphine m’a mis un
demi-puyazo en commentaire de ma reseña du solo de
« Manzanita » que je reviens sur cette histoire.
L’Alicantin n’est pas au top en ce moment, c’est une affaire
entendue, et il n’est pas interdit de penser que cette « pierna
contraria atrasada » érigée en principe de liaison dans les
séries pèse aujourd’hui davantage sur le poder de son toreo
que sur les toros qui demandent à être dominés.
Le mundillo au sens large (pas
seulement les professionnels) marche par modes, et il n’est pas rare
que certains bons mots soient repris comme paroles d’évangile et
érigés en slogans. Il faut se méfier des phrases toutes faites
comme des trop jolies formules. Récemment, j’ai beaucoup entendu
que certains élevages étaient passés de mode, car ils ne correspondaient
plus au toreo actuel… Ah ! Peut-être, mais cette
affirmation ne me semble pas moins contestable que le dogme auquel je
fus biberonné : « Cada toro tiene su lidia. »
Revenons aux bases : le toreo,
c’est avant tout la lidia et, ensuite, les jolies choses. Les
temps sont peut-être révolus désormais, mais il fut une époque où
l’on se confrontait à l’animal sauvage pour montrer ses couilles
au village, au quartier, à la cour… L’intention paraît grégaire,
un poil rétrograde, mais l’anachronisme est consubstantiel à la
fiesta brava. Je reprends : le toreo commence par la
lidia ; la lidia, c’est la domination du toro, et ceci
est même l’essentiel de la chose taurine. Il fut un temps où les
classiques et les modernes s’étripaient sur la technique de
Joselito et le sentiment de Juan Belmonte. José Bergamín lui-même passa le
reste de sa vie littéraire taurine à justifier et minimiser le fait
d’avoir démonté le sentimentalisme qu’il voyait dans
l’interprétation sensible du toreo par Belmonte, dans L’Art de
Birlibirloque (1930), par rapport au génie de la raison et de la
technique qu’était Gallito. Le recueil de Bergamín, paru chez Les
Fondeurs de Briques, est éloquent à ce sujet — le bonhomme semblait
assez obsédé par ce qu’il écrivait, au point d’y revenir tout
le temps et de se citer continuellement. Et laissez-moi un
commentaire, si je me trompe.
J’entends dire que chaque arène a
son public et que chaque public a ses propres goûts et préférences — Dédé parle d’idiosyncrasie, parce que ça fait savant. C’est en
partie vrai. C’est également faux. Si je me souviens bien, Pepín
Liria n’a jamais été un grand artiste ; il était un bouseux de
Murcia, pas un señorito andalou. Il a pourtant été reconnu
et acclamé à Séville face à des corridas difficiles, et même si
le Guadalquivir n’est pas le Tech — ni l’inverse, d’ailleurs —, ne sous-estimons pas la
clairvoyance de son afición pour reconnaître et apprécier un combat
âpre.
« Cada toro tiene su lidia »
donc, mais chaque toro n’a pas la faena de quatre-vingts passes avec
laquelle on nous enquiquine trop souvent ; chaque toro n’a pas
vocation à aller chercher cette jambe contraire qu’on lui cache ; chaque toro n’a pas envie de faire des tours et des pirouettes : les
Albaserrada sont peut-être malades dans les virages en voiture,
après tout. Grâce à l’excellent blog Contraquerencia, qui évoque
l’inquiétude de Manzanares de voir bouger les oreilles du Victorino,
je suis tombé sur cette interview du diestro, dans Aplausos, dans laquelle il déclare : « Los toros estaban remirados
por nota, por hechuras… Todo se había mirado mucho para que fuera
una tarde bonita, y luego fue dura. » En fait, de jolie, la corrida fut
dure… La belle affaire.
Zocato, dans son papier de Sud Ouest, a
donc raison sur les deux premiers de ces trois points concernant le
choix du Victorino : « Marketing d’hiver, communication à
outrance, défi inutile. »
Voilà donc le geste de Manzanares
expliqué à tous : tout fut fait et choisi pour que ce soit une
tarde bonita, et le Victorino était bel et bien un coup
marketing sur lequel il fut beaucoup communiqué. Mais la magie, dans la corrida, tient
dans le fait que même chez Victorino, aujourd’hui, sort parfois une
sale bestiole pas tout à fait d’accord pour être expédiée joliment dans l’autre monde ; la Maestranza vit alors
« Manzanita » perdre les papiers, incapable de donner à
son adversaire la lidia appropriée. L’esbrouffe fit tomber
les masques, et le geste n’était qu’un effet de manche !
Le « seul contre six » de
Manzanares fut un échec, retentissant au troisième toro en
particulier. Manzanares est un torero qui n’a désormais plus besoin
de Vogue ou de Séville, de son père ou de Madrid pour toréer ses soixante corridas par an — nul doute qu’il sait qu’il doit à Séville une
revanche, et qu’il fera en sorte de le prouver dès son prochain
contrat. Il y a pourtant peu à parier que cette revanche passera de
sitôt par un toro de Victorino. C’est dommage. Personne ne le
lui demande… Lisez Zocato : « Demandons-nous alors pourquoi
l’artiste d’Alicante avait besoin d’inscrire cet élevage à
son menu. […] défi inutile. » Voici la réponse, mon
cher Vincent : quand on s’enferme avec six toros, on vient généralement
démontrer la palette de son art, et cet art (on parle d’artiste)
c’est de combattre et tuer des toros, pas de répéter si possible six
fois la même faena pour moissonner un nombre record d’oreilles dans
une Maestranza acquise d’avance. Ce qu’avance Zocato, dans la trinité
« marketing d’hiver, communication à outrance, défi
inutile », n’est rien d’autre qu’un sophisme ; un raisonnement
complaisant et malhonnête.
Il serait torero de la part de
Manzanares de ne pas écouter les flatteurs, qui ne doivent pas
manquer de lui dire depuis samedi que ce genre de toros ne mérite
pas mieux que le matadero, et de reprendre un jour là où il n’y
a fondamentalement pas de honte à avoir échoué.
« Et sans dire un seul mot te
remettre devant un Albaserrada. Tu seras torero, mon fils », aurait dit Rudyard Kipling, en 1910, à Rafael El Gallo — qui ne voyait pas l’intérêt de comprendre l’anglais…