14 avril 2013

Mustapha voulait toréer


Mustapha est maghrébin. Il est né là-bas. Il y retournera peut-être pour voir venir à lui les vieux jours de sa vie. Mustapha bosse comme vaquero dans la finca des héritiers Sanz Colmenarejo, au nord de Madrid, à trois jets de pierres de la très blèche Colmenar Viejo. Sur les hauteurs de la finca, on distingue parfaitement les tours de la Castellana et les nouveaux buildings de la capitale. Ça brise un tantinet l’horizontalité sans faille de la Meseta ; c’est le sud, et Mustapha doit se dire certains matins que c’est de là qu’il vient. Ses parents élevaient des vaches à lait, alors Mustapha connaît bien le bétail et sait se comporter avec lui.

Un jour, pourtant, Mustapha a découvert, entre naïveté et orgueil, qu’un taureau de combat n’était pas une prim’holstein. En voyant se garer la grosse Mercedes grise devant le patio de la finca, Mustapha a pris la mesure de ce que pouvait être le monde taurin. Jusque-ici, ses connaissances sur le sujet se bornaient aux discussions qu’il entretenait avec l’éleveur et le bétail. De la Mercedes descendirent deux beaux et jeunes hommes, fashion victimes tendance Massimo Dutti, gominés, parfumés et briqués comme savent si bien le faire les Espagnols. Mustapha les observa tout en nourrissant les bêtes, les pieds dans la merde et la combinaison bleue saupoudrée de paille. Des toreros ! Il n’en avait encore jamais vu ! Ces types-là venaient ici dans cet accoutrement pour toréer ? Et on les payait pour ça ? Et vu la bagnole des bonshommes, on devait les payer un bras et la jambe avec.

Mustapha acheva son ouvrage et attendit que le soleil déclinât pour s’entretenir avec son patron :
— Tu sais, y’a un truc qui me chagrine avec ces gars qui sont venus.
— Ah bon ? Que s’est-il passé ?
— Rien, non c’est pas ça. Mais ils débarquent en Mercedes, pomponnés comme des femmes, et toi, tu les payes pour venir tester tes vaches. C’est pas très normal tout ça.
— …
— Ce que je veux dire, c’est que j’ai une autre solution à te proposer et qui te coûtera bien moins cher : moi, je peux toréer toutes tes vaches. Ça te reviendra moins cher, c’est sûr !
— Euh, Mustapha, c’est un métier de toréer, ça s’apprend, c’est très difficile.
— Très difficile ??? Tu rigoles ? Franchement, ça a pas l’air, je suis sûr que je m’en sortirais aussi bien que ces voleurs en Mercedes.
— Mais, Mustapha, ce n’est pas moi qui les paye pour venir toréer ici. Ils viennent s’entraîner, ici. Ils « tientent » les vaches. L’argent, ils le touchent après, quand ils font des corridas avec du public.

Mustapha se rendit aux arguments de son patron, non sans avoir quelque peu regimber à l’idée que ces types pouvaient être aussi bien payés pour faire un boulot aussi simple que toréer.

Les semaines passèrent. Les saisons aussi. Mustapha se plaisaient au milieu de la ganadería, mais certaines idées ne l’avaient pas quitté. Vint le jour où le ganadero organisa une petite fête pour ses amis. La capea faisait bien-sûr partie des immanquables de la journée, et Mustapha se planta aux premières loges. Il aimait bien ça, le toreo. 

Surgit une vache plus grande qui plongea les convives dans l’expectation et le doute.
— Mustapha ! lui lança le patron. Tu disais que toréer était facile. Cette vache n’attend qu’un bon torero.

Pour toute réponse, Mustapha sauta dans le ruedo de la petite arène de tienta, d’où l’on devine Madrid, le sud et son passé. Il s’empara sans peur du morceau de flanelle rouge et se planta au centre de la piste en haranguant la vache devant le regard médusé du mince public et les regrets dissimulés du ganadero, qui comprenait que certaines provocations doivent se faire avec les personnes requises. Mustapha n’avait pas conscience du danger et rien ne l’aurait arrêté.

La vache s’élança, elle traversa tête haute le rond, direction Madrid, et, d’un coup, violent, sourd, malsain, elle envoya Mustapha goûter l’air pur des hauteurs, d’où ses yeux purent certainement, l’espace d’une fraction de seconde, le temps que tous les visages se figent devant l’inévitable, deviner l’esquisse de montagnes bleues sous le soleil au-delà du détroit. 

Depuis ce jour, Mustapha sait que toréer est un métier.


>>> Retrouvez, sous la rubrique « Campos » du site, une galerie consacrée à la ganadería madrilène Herederos Sanz Colmenarejo.