14 avril 2013

L’échec et la rémission, Manzanita et Séville seuls contre six


À Jean, maître d’élégance et de cérémonie


La Maestranza est une planète, une société ; sa piste est un monde et la corrida fut une vie. Nul doute que « Manzanita » vit passer hier une éternité en un éclair à mesure que le temps se dilapidait, que passaient les toros, le train de la chance, les opportunités de triomphe, le crédit des dernières années. José Mari fils est un héritier qui a bâti seul son cartel sévillan, et c’est en enfant chéri qu’il pénétra dans le ruedo saturé de soleil et accompagné d’une rumeur où s’exprimaient l’attente, la promesse d’une tarde cumbre et le soulagement d’avoir pu gagner son tendido à temps malgré la cohue.

Le paseíllo s’interrompit pour une minute de silence en hommage à doña Dolores Aguirre Ybarra. In petto, je pensais alors au scandaleux solo de Manzanares père aux Vendanges nîmoises de 1995, alors même que les novillos de la Bilbaína mettaient le sable cérétan de la Saint-Ferréol à feu et à sang. Sur les gradins sévillans, les Maestrantes étaient apparus, avaient rangé leur épouse dans la grada attenante et sorti la duchesse d’Albe au palco des invités. En face, l’arène parlait beaucoup français, suffoquait au soleil de justice enfin de mise et, çà et là, l’escalafón des deux dernières décennies attendait l’événement.

Le doute apparut au premier (Núñez del Cuvillo poids plume et sans transmission), légèrement, puis se fit jour quand le lourd Domingo Hernández sortit en piste, réclama les papiers et une leçon pour son impertinence. Les amis disaient que « Manzanita » n’était pas en forme, et nous en eûmes alors la confirmation. Le toro méritait d’être essoré ; il fut châtié en entame de faena, par le bas comme il convient, mais le sitio resta inédit, les tandas fades et les aciers laborieux. L’arène fit saluer « Manzanita » à la fin des deux premiers toros, par patiente politesse.

Sortit le Victorino, très typé… Buendía, commode de trapío et d’armure — moins dans les intentions. Curieux de tout et désordonné en tout, la lidia désastreuse acheva de révéler ses défauts. Nous n’avions pas à faire à une alimaña dans le style ancien de la maison, mais l’Albaserrada imposa un sentido et un danger qui ne ressemblent plus guère à ce que la maison produit. Après quatre rencontres catastrophiques au cheval, la piste était sienne et l’habituelle cuadrilla de « Manzanita » sua sang et eau pour lui coller trois paires de banderilles, dont deux supérieures de torería, d’exposition et d’aguante de la part de Juan José Trujillo. Le subalterne fit exploser la plaza et jouer la musique, pensant ainsi redonner un peu de lustre et d’espoir à son matador. Il n’en fut rien.
« Manzanita » débuta à gauche, se fit accrocher et avertir, mais jamais ne trouva la solution au problème posé, jusqu’à perdre les papiers et patience à la mort. Le demi-geste très relatif d’inclure un Victorino dans le lot, au regard de l’évolution de la ganadería, s’avéra un Everest, une interro surprise pour laquelle il rendit copie blanche. En fait de sommet, au mitan, la course avait précipité le prince de Séville dans un cul-de-basse-fosse, un abîme de doutes et de dépression. La vie passait, les trains avec. Le public, douché.

Sortit alors un porc colorado invalide d’El Pilar dont il fallut abréger l’existence publique pour inutilité manifeste, puis un Toro de Cortés, qui fut rendu au toril pour faiblesse et remplacé par un Juan Pedro auquel fut tiré enfin une série de la droite célébrée par un poing brandi. Mais l’affaire tourna court et l’orchestre rangea les instruments après trois séries. Le sixième allait sortir et « Manzanita » se perdait en rituels superstitieux à la barrière quand le public décida de le tirer de là ; une ovation debout le résolut à s’agenouiller a porta gayola. Le rituel recommença de longues secondes, la main droite sur l’épaule gauche, les signes de croix, le grigri dans le chaleco…

Le Juan Pedro fut accueilli par trois largas de rodillas et une série électrique au capote qui fit bouillir les gradins. Le petit prince était de retour et allait nous dessiner un toro. De peu de trapío, mais d’une fijeza et d’une classe dans l’embestida à faire pâlir d’envie tout l’escalafón, le Domecq fut le moteur de la fête, l’indulgence faite chair, l’agneau sur l’autel de l’absolution du fils prodigue. Celui-ci servit alors un quite par tafalleras « rématé » par une cordobina de cartel, puis Trujillo dut saluer pour sa brega millimétrée, avec Curro Javier et Luis Blázquez aux palos.
La faena commença au centre et, enfin, José Mari récita le couplet qu’attendait la Maestranza, dans son style personnel, déchargeant la suerte pour lier sans fin, ornant son élégance naturelle de quelques adornos magnifiques : un desprecio souverain, une passe des fleurs, pour célébrer le printemps revenu, et une trincherilla sèche et magique. La tentative à gauche ne culmina pas en de tels sommets, mais la Maestranza ne bouda pas son plaisir. Épuisé de tant de bonté, le Juan Pedro baissa et fut expédié ad patres d’un recibiendo maison.

Deux oreilles tombèrent l’une après l’autre ; l’arène au comble de l’extase tant attendue demanda une vuelta al ruedo que la présidence refusa. Le public réclama un toro de regalo qui ne vint pas. Le train était passé et l’émotion devait rester au climax afin de voiler l’amertume de l’échec global du rendez-vous. Les abrazos dans le callejón exhalaient un parfum de soulagement — le petit s’était rattrapé aux branches. En cette saison, à Séville, celles-ci sont couvertes de fleurs d’oranger. Il n’y a de moments pareils que dans une corrida.