05 septembre 2010

La grande route


Il existe une route, entre Salamanca et le Portugal, une route aujourd’hui presque fantôme.
La N620, du temps de sa splendeur, me faisait penser à la rue Estafeta de Pampelune un quatorze juillet, la foule aux balcons en moins.
Un encierro permanent de poids lourds, à double sens, accompagnés dans leur fuite en avant par des centaines de voitures, avec en guise de journal leur seul clignoteur et une paire de freins pour se faire le quite.
Deux voies, pas une de plus, et un bilan à peu près aussi miraculeux que celui de la rue Estafeta de Pampelune un quatorze juillet.
Je n’ai trouvé cette route déserte qu’une seule fois, un premier janvier, aux alentours des dix heures du matin. Trois voitures, une vieille fourgonnette et aucun camion.
Je suppose que la rue Estafeta de Pampelune les 1er-janvier vers les dix heures doit être extrêmement calme elle aussi.
Au bout de la route après Salamanca, à cent dix kilomètres exactement, juste après Ciudad Rodriguo, apparaît sans prévenir Fuentes de Oñoro et sa frontière lunaire.
Supermercados laids et colorés, dernières pompes à essence avant le Portugal plus cher.
A Fuentes de Oñoro, juste avant le poste frontière, un dernier panneau, une direction encore espagnole, une seule, Aldea del Obispo, à droite. On passe devant l’église, blanche, pierres d’angle en granit.
Une autre route, plus étroite encore, mais peu fréquentée celle-là, longe la frontière entre les deux pays. Là-bas, un peu plus loin, vivait Alfonso Navalón. Le portail est aujourd’hui doublement fermé. Une chaîne toute neuve est venue prêter main forte à la vieille.

Il y a quelques années les hommes ont décidé d’en finir avec la route Estafeta du Campo Charro et ses courses de camions. Alors ils en ont construit une autre, très grande, juste à coté de l’ancienne. Deux fois deux voies. Terminés les encierros de camions, les voitures qui doublent avec la peur de l’imprévu qui déboule en face, le miracle permanent. Fin des angoisses et des sueurs froides.
Pour qui a connu et pratiqué l’ancienne route, la nouvelle donne la sensation d’être suspendue au-dessus du pays. Vous y êtes, sans vraiment y être, ou alors un peu comme en avion, ou tout en haut d’un balcon de la rue Estafeta, mais plus en bas en train de courir avec les autres.
Survol d’un paysage désormais lointain même si la signalétique demeure évocatrice : Río Tormes, qui vous amène chez le défunt curé, mais il faudrait faire demi-tour, Vitigudino, La Fuente de San Esteban, Martín de Yeltes, Robliza de Cojos...
Là-bas, juste après le grand virage, on sait qu’on n’est pas loin de chez Sepúlveda et Atanasio, mais on n’y est plus vraiment. Eux non plus d’ailleurs n’y sont plus vraiment. Mais ce n’est pas la faute de la grande route.
La dernière fois, nous sommes sortis à Barbadillo pour faire de l’essence, et sur quelques kilomètres parcourir l’ancienne route désormais apaisée et déserte.
La station-service semble fantôme et le grand panneau qui n’annonce plus rien donne au paysage des allures de fin du monde. Je le cadre. Je le positionne à droite, puis à gauche. Rien ne presse. J’ai tout mon temps. Je pense à Yannick qui me racontait quelques jours plus tôt que souvent Willy Ronis cadrait un paysage, prenait une photo, puis attendait le passage d’une présence humaine pour en refaire une autre, plus aboutie. Démarche impensable ici, au milieu de rien, sur l’ancienne route de Salamanca au Portugal. Et c’est au moment où je pensais à Yannick, à Ronis, et à une improbable présence, que ce vieux est sorti de nulle part, comme recraché par la grande route.