14 septembre 2010

Ici, à Sangüesa


Sangüesa (Navarra), dimanche 12 septembre 2010.
6 toros de Dolores Aguirre Ybarra pour Rafaelillo, Salvador Cortés et Javier Benjumea.

Dolores Aguirre Ybarra n'était pas présente à Sangüesa. A sa place, venu de l'ouest, le vent a bousculé la Navarre d'une rage continue qui coulait aussi dans les veines noires du dernier toro de la dueña massacré en ces lieux. C'était le plus beau toro de la corrida mais en cela, il n'eut aucun mérite, tant l'encierro envoyé dans cette plaza bonne enfant et festive était hétérogène et pour tout dire laid. Ne rendons donc pas hommage au terciado et anovillado troisième, encore moins au berrendo mosqueado, lui aussi anovillado, qui permit à Salvador Cortés, grâce à une noblesse con-con, de multiplier les passes sans jamais toréer pour autant. Oublions également "porcinet" sorti en pole position, nourri à l'huile, à la San Miguel et à la graisse d'oie*. D'aucuns s'émurent de l'armure bizca, acapachada et tout simplement fort tordue du chorreado combattu en deuxième position, mais peu s'agacèrent de la corne gauche explosée depuis le matin au moins (visible dans les corrales de la plaza après l'encierro). Ce toro avait du trapío et Sangüesa n'est à la fin qu'une arène de troisième catégorie. Pamplona, c'est cinquante bornes à l'ouest ! Faire lidier des toros anovillados, blessés (le berrendo mosqueado était lacéré de coups), physiquement inaptes (le troisième) ou suspects d'armures est intolérable dans toute plaza mais il ne nous paraît pas hors de propos de faire combattre dans une plaza de dernière catégorie un toro bien fait, cuajado, enmorrillado, arrivé à "l'âge de raison", très Atanasio mais qui présente une armure quelque peu biscornue.
Seuls le 4 et le 6 se sauvèrent donc du naufrage de la présentation.
Dolores Aguirre Ybarra élève des toros étranges. Vint un temps où les critiques taurins en arrivèrent à inventer une expression prompte à qualifier avec une certaine finesse d’analyse le comportement de toros mansos mais qui combattaient pourtant avec fougue. Ainsi naquirent les "mansos con casta". Longtemps, et toujours d’ailleurs, les toros d’Aguirre (et plus largement ceux de l’encaste Atanasio Fernández) ont incarné ce qualificatif car s’ils montraient un vrai dédain à l’égard du cheval (fuyant le peto, sautant loin hors de la cible, ruant...), ils demeuraient de grands combattants rudes et exigeants lors des tiers suivants, démontrant parfois même de belles qualités de noblesse. A Sangüesa, ce 12 septembre, les Aguirre (ceux qui étaient présentés correctement comme de vrais taureaux de combat) furent des "mansos con bravura", des oxymores gonflés à la rage.
'Burgalito' donc. Sixième. Un beau taureau de combat qui va sur ses 6 ans. Noir de l’œil au toupillon de la queue. Inquiétant. Une sortie de manso, au pas, rechignant à s’élancer dans la cape fragile du jeune Benjumea (beaucoup trop vert pour ce genre d’adversaire). Sonnent les clarines. Entrent les puyas. 'Burgalito' plonge tête baissée et queue dressée vers le ciel dans le peto mais au contact du fer dans ses chairs, il bondit comme un diable et laisse la pièce montée partiellement assise dans son dos. Un manso donc. 'Burgalito' a vu l’autre cheval près du toril et n’a pas l’air d’apprécier, en bon manso qu’il est, que cet intrus prenne le soleil à cet endroit. Plongée dantesque dans le matelas, queue dressée vers le ciel, reins calés, pattes d’acier. 'Burgalito' se met à pousser, droit devant, droit dedans ; 10, 12 mètres à remuer l’intrus. Batacazo d’école ! Le cheval est couché, le piquero a fui, 'Burgalito' est devenu fou. La rage sombre en action. Il saute sur le canasson, le cherche de la corne, voit le monosabio, bondit vers lui. Un quite, 'Burgalito' est au centre. Maintenant, 'Burgalito' est prêt à combattre. Vraiment ! Le piquero le cite loin de sa querencia et 'Burgalito' plonge une nouvelle fois, queue dressée vers le ciel, tête basse, pattes d’acier. Cette fois, il ne fuit pas. Au contraire, il pousse, s’arcboute, gonfle les muscles, arrache le sable qui pourrait être pierre et trimballe le tout sur quelques mètres pour le foutre en l’air, le tout. Enorme pique durant laquelle, évidemment, bien-sûr évidemment, le picador se régale de massacrer l’échine de ce manso devenu, un instant, superbe brave.
Durant le tercio de banderilles, il était clair que 'Burgalito' aurait dû prendre au moins une autre pique. Il était redevenu un manso con casta, plongeant sur tout ce qui bougeait, dangereux en diable, inquiétant et mystérieux, solide comme un chêne centenaire.
Il y a chez ces toros étranges les derniers restes d’une tauromachie sauvage sans formatage ni esthétisme. Plus personne ne goûte ces animaux car ils foutent la trouille. Et personne ne veut plus avoir peur aux arènes.

Ici, à Sangüesa, ici où la très jeune présidente de la course a fait jouer la musique à chaque toro, ici où Rafaelillo est venu comme un enfant mal éduqué faire assassiner deux adversaires, ici (comme ailleurs) où les piqueros sont aux ordres (car les ordres venaient clairement de Rafaelillo, Salvador Cortés et du jeune Benjumea) et détruisent toute velléité de combat quand elle se présente, ici où les toreros actuels ont fait une nouvelle fois la démonstration qu’ils sont parfaitement incapables de lidier des toros dignes de ce nom (il existait autrefois des passes de recours pour les toros compliqués), ici, à Sangüesa, j’ai eu peur. Ici, à Sangüesa, m’a été confirmée l’idée que le toro n’est que mystère.

* Dolores Aguirre Ybarra n'élève pas que des toros. En effet, environ 2 000 oies estampillées "Ocas de Tolosa" gambadent quelque part à côté des fauves dans la "Dehesa de Frías" à Constantina. Elles sont bio les oies d'Aguirre !

>>> Retrouvez sur www.camposyruedos.com, rubrique RUEDOS, une galerie de la corrida de Dolores Aguirre Ybarra combattue à Sangüesa.

Photographies 'Burgalito' à sa sortie et sous le fer © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com