
J'ai beau ne pas être superstitieux, et j'y reviendrai, je ne fus pas étonné d'apprendre que non seulement Ponce avait triomphé en trémoussant ses fesses étroites en final de faena, mais que la course du Puerto s'était avérée rude et entretenue, tournant au combat de rue façon jadis sur le final, en particulier les deux derniers toros. Reposé et à peu près en ordre de marche j'avais rejoint les alentours affairés des arènes afin de recueillir à la source les premiers commentaires, et de "goûter" l'ambiance. Les environs immédiats de Vista Alegre bruissaient comme à leur habitude d'une activité fébrile mais silencieuse : en haut du mur, les vieux éternels s'accoudaient à la balustrade de la rue montant le long des tendidos du soleil, de petits groupes attendaient devant la grande porte des arènes, guettant les rapides baillements de celle-ci, le passage de techniciens, de photographes, ou la possibilité d'une photo distribuée par un chauffeur de coche de cuadrilla. Les enfants eux-mêmes paraissaient courir sans bruit, leur photo en main, les voix étaient basses, les oreilles tendues vers les sons que crachait à l'occasion le cratère de béton. Où en était la course ? Qui triomphait ? Comment sortaient les toros ? Rien de déchiffrable ne filtrait. Quand Ponce sortit, la cohue fut à la hauteur de Bilbao : une mitraille de stylos, de "¡Enrique!" et de tapes dans le dos se mit à fuser. Une bousculade civilisée. Urdiales, les yeux luisant de fatigue, le visage aiguisé par la tension suivait la cuadrilla, comme soulagé de voir Ponce happé et sollicité tel un éclaireur sacrifié, puis s'engouffra sitôt après lui dans le même fourgon*.
Devant les escaliers, je tombai sur un groupe connu trop heureux de raconter tout ce que j'avais manqué ce jour : le danger, la maîtrise de Ponce, les blessures, les "bestiasses", les "poncinas" enroulées. Michel me détailla la fin de la corrida avec une élégante retenue, alors que nous partions errer dans la nuit, entre Manolete, football, corrida rediffusée et poulet rôti. Maillot de l'Athletic sur le dos, les gamins cette fois-ci criaient à table, et Bilbao était de sortie. La Liga reprenait ce soir-là, la rengaine hebdomadaire d'un quotidien qu'il faut bien passionner et le miracle de l'été rendaient l'âme sans effusion particulière. Il était presqu'une heure du matin et sur l'écran, Urdiales suait sang et eau face au cinquième : Van Cleef et Palance réunis en un petit bonhomme sommé d'ouvrir grand les encoches de ses yeux et luttant pour engaillardir son corps de rien au moment de citer un monstre pour une série qui allait, il le savait, peser lourd dans sa petite muleta. Quatre ou cinq fois 600 kilos, on en était déjà à plus de deux tonnes. Urdiales semblait compter sur lui, sa technique et son abnégation. Je pensais à ses années de galères et d'entraînements inlassables sans toréer, ou si peu, lui-même y croyait-il encore ? Invoquait-il alors une vierge d'un port ou de la sierra pour lui venir en aide ? Y pensait-il aussi au moment de citer son adversaire et de commander à ses jambes de rester en place ? Oui, il s'était passé des choses sur le sable et dans la tête de Diego Urdiales.
J'avais perdu un jour de ma vie à Bilbao à ne rien faire, pas même une photo correcte, mais un jour à goûter le rare et nécessaire plaisir d'être loin, seul et sans but.
* Urdiales, venu en remplacement de Perera seulement quatre heures avant la course, n'avait pu rassembler sa cuadrilla. La corrida se déroula donc avec 4 picadors et 7 banderilleros.