‘Ingrato’. Qui connaît ‘Ingrato’ ? Qui se souvient de ‘Ingrato’ ? Bien sûr, vous qui traînez inlassablement sur ce site avez sans doute une vague idée, tout comme vous l'avez de ‘Arrojado’, ou de ‘Jazmín’, ou de ‘Calabrés’, ou plus encore de ‘Desgarbado’. En fait, de tous ces toros qui ont livré leur « dernier » combat de main de maître, au point qu'ils ont gagné leur salut ces derniers mois, ces dernières années, ‘Ingrato’ fut le dernier, combattu le dimanche 16 septembre par qui vous savez où vous savez. Aujourd'hui, il paît paisiblement dans les plaines de l'Alentejo.
Mais je vous le redemande, vous qui l'avez vu, vous souviendrez-vous de lui ? Je veux dire, VRAIMENT de lui ? Tenez, là, si je vous demandais de me parler de ‘Ingrato’, ou de ‘Arrojado’, ou bien encore de ‘Desgarbado’, quelles images, quels faits vous reviendraient immédiatement en tête ? Moi, de ce dernier, j'ai le souvenir d'un joli toro noir, bien fait, sans excès, poliment cornu, sans difficultés, sans vice, sans mauvais œil, sans rate et qui galope tête en bas, à droite, à gauche, en haut, en bas, en travers — ce qui n'est déjà pas mal, je vous l'accorde —, avec l'air d'avoir oublié tout autre principe de vie pour courir, courir et courir encore et courir toujours, comme s'il avait perçu là la clé de son salut : « Cours ‘Desgarbado’, cours et ne pense à rien, cours juste, c'est ta seule issue, c'est ton unique chance. » Alors il courait, beaucoup, toujours… et, aujourd'hui, il vit.
Haile Gebreselassié, au marathon de Berlin de 2008, l'avait compris aussi, lui qui avançait sur une moyenne de 21 km/h, parcourant les 42 bornes en… deux heures et quatre minutes ! À part ‘Desgarbado’, qui dit mieux ? Mais ni pour ce dernier ni pour ‘Ingrato’ il ne saurait être question d'école éthiopienne ou kenyanne, mais plutôt de la quasi exclusive casa Domecq, seule et unique à former les grands marathoniens des ruedos, convenables à l'indulto 2000. Voyez plutôt : ‘Desgarbado’ est un toro de Victoriano del Río (Juan Pedro Domecq), ‘Arrojado’ de Núñez del Cuvillo (Osborne/Núñez), ‘Jazmín’ de Jandilla (Juan Pedro Domecq), ‘Calabrés’ de Daniel Ruiz (Jandilla) et ‘Ingrato’ de Parladé (Juan Pedro Domecq). La démonstration est éloquente et ne peut souffrir d'aucune contestation quant au fait que les toros d'origine Juan Pedro Domecq sont visiblement les seuls à présenter effectivement les caractéristiques idoines pour provoquer la grâce.
Mais, en plus d'une infinie noblesse et d'une patate olympique, on ne pourra malheureusement pas les soupçonner d'une bravoure sans faille et de n'avoir jamais fait douter l'aficionado. Oserais-je rappeler qu'il ne serait pas envisageable de parler d'indulto si l'on imaginait seulement qu'ils n'aient pas été piqué plus que poliment ou qu'il présente un pet de mouche de mansedumbre ? Mais on ne fera que soupçonner, car aucun n'est en mesure de nous affirmer qu'un seul de ces toros ci-dessus nommés ne fit front face au peto, trois fois et plus, sans la moindre hésitation, le moindre pet en travers, la moindre démangeaison du croupion, la moindre pupille humide, mais avec les certitudes revanchardes et les convictions guerrières qui font d'un toro un adversaire intégral, un combattant absolu, un taureau de combat complet. Et ne me parlez pas de brave noblesse, s'il vous plaît ! Alors non, non et non, la rareté étant le propre de l'exception, gracier n'est pas chose courante et ne devrait pas commencer à l'être, surtout pour de mauvaises raisons !
Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez aucun témoignage insinuant qu'une seule de ces terreurs fut d'une bravoure totale et absolue, et d'une farouche mais saine agressivité dans ses charges, les répétant à l'envi avec la détermination de celui qui veut le dernier mot, pour remporter la joute et prendre la place du maître des lieux, du centre du ruedo jusqu'aux gradas sol. C'est vrai, on a parlé de toro de classe, de catégorie, d'infinie noblesse, de grand toro qui permettait, qui répétait, mais pas de toro parfait, complet, sauvage, de tempérament et d'une grandeur d'âme de géant, “bravassse”, exceptionnel, mettant les cornes, le front, les naseaux, les 18 en alu plantés dans le sol et hougnant à s'en faire péter les os dans la forteresse matelassée, percutant lourdement comme cent turcs et répétant l'opération d'ici, de là-bas, de la cave, du grenier ou du fond du salon, plantant sa gueule brûlante dans les costiches du bourrin et ne songeant à rien d'autre qu'expédier la barbaque sur les sommets de la sierra de Guadarrama, avant que de plonger sauvagement dans toutes les muletas du monde comme mille Michael Phelps dans un bassin londonien, comme un seul Fui Fui Moi Moi pendant quatre-vingt-dix minutes dans les premières lignes de la National Rugby League en priant toutes les vierges du ciel pour qu'il y ait des prolongations.
De ‘Ingrato’, je ne sais rien, ou presque… car on ne m'en a rien dit, ou presque. Oserais-je le dire ? Le toro parfait, le seul qui puisse suggérer la grâce, aucun ne l'a vu. Pas même à Nîmes, pas même José Tomás… Je me souviens parfaitement de l'histoire merveilleuse de ‘Bastonito’ — qui s'appelait officiellement ‘Bastoncito’ —, celui du Rincón de 1994, qui promena la cavalerie tout autour de la plaza sans décrocher le moindre regard vers les gonzesses en barrera, celui-là même qui allumait des scuds à chaque toque du Colombien, qui crachait du feu à chaque plongeon dans l'étoffe de l'indien, qui invitait le diable dans chacun de ses hachazos et ne se laissa même pas tuer, résigné ou perdant, porté qu'il était par l'incroyable détermination qui coulait dans ses veines. Non, encore aujourd'hui, on ne sait toujours pas qui de l'homme ou de la bête a écrit l'histoire, mais ‘Bastonito’ mourut, car tout « toro para la historia » qu'il fut et restera, il n'a jamais été question de son salut — même le cosmique Simon répétait qu'il aurait été « hérétique » de lui accorder le moindre hommage posthume. Mais ‘Bastonito’, bien mort, est un toro pour l'histoire. Pas ‘Ingrato’, pas ‘Calabrés’, pas ‘Arrejado’… Tous bien vivants, pourtant, parce que jugés aptes à représenter l'élite dans l'art d'être un taureau de combat des années 2000, et parce que, d'évidence, il manque à ce public, une référence en la matiére. Soit.
D'abord, petit détail anodin, ces toros ont tous été toréés lors de corridas dites « toreristas », par Miguel Ángel Perera, José María Manzanares, Daniel Luque ou José Tomás. Je veux dire par là que ces toros ont tous été toréés par la fine fleur du toreo actuel, les poignets les plus savoureux, les muletazos les plus envoûtants, ceux-là même qui, cela ne vous surprendra pas, réquisitionnent systématiquement ces toros-là, ceux de l'école Domecq notamment, possédant donc toutes les caractéristiques pour l'exercice de l'indulto. Y aurait-il là un rapport de cause à effet ? Certainement, OUI ! Ces toros sont mis en avant par les plus fins toreros, et l'on pourrait dès lors se demander s'ils sont graciés pour avoir démontré leurs exceptionnelles valeurs dans toutes les étapes de la lidia, ou grâce au génie des maestros qui savent mieux que quiconque aller chercher là, tout au fond, ce que le bestiau ne soupçonnait même pas avoir en lui-même ! C'est un bel exploit, j'en conviens, mais pas celui requis pour sauver les toros. En gros, sont-ils vus beaux dans la lidia, ou dans le seul exercice du toreo ? Sont-ils de grands toros complets, ou juste de grands toros de troisième tiers ?
Vous conviendrez avec moi qu'un toro qui brille du premier tiers au dernier sans fléchir, à aucun moment, presente d'autres arguments pour l'indulto qu'un qui fut épargné, égratigné dans les basses œuvres du début de lidia pour mieux exprimer sa fraîcheur dans la dernière étape, désormais la plus distrayante ? Et pourtant, c'est bien ce qui ressort généralement des observations de ceux qui ont assisté à ces indultos. Hormis d'avoir répondus magnifiquement présents au moment de se lancer dans la muleta, il manque quelque chose d'important à ces toros : avoir été excellents dans tous les tiers. Mais vous le savez, Manzanares et ses potes du G10, tout grands toreros qu'ils sont, ne sont pas connus pour se laisser aller à tant de futiles fantaisies, et je ne crois pas me souvenir d'une mémorable distribution de varas depuis le centre et à trois reprises au moins sur un seul adversaire du VIP band ! Malgré tout, ce sont eux qui gacient leurs toros. Pas Robleño, pas Fundi, pas Esplá, pas ceux-là… quand bien même ils sont connus et réputés pour offrir largement leur adversaire… au public avant tout.
Alors, de deux choses l'une, soit les toros dits « durs » ne sont jamais assez bons pour stimuler la grâce, soit les gens qui destinent leur carrière à tuer ces toros-là ne font pas ce qu'il faut pour révéler ce que le G10 « indulteur » parvient à faire avec les toros qu'il torée habituellement. Je n'ai, pour ma part, pas de réponse, mais pour avoir assisté autant à un indulto qu'à des corridas dures où l'on vit de grands, très grands toros, il semble qu'il y ait un peu de tout ça pour envisager un semblant de réponse : des toreros lidiador qui ne sont pas forcément les toreros les plus envoutants, prompts à toréer joliement, des toros qui s'emploient grassement dans le premier tiers et qui manquent d'une pointe de fraîcheur pour se livrer comme il conviendrait dans le troisième, ou, a contrario, des toreros de grand talents qui préparent habilement leurs toros pour le tercio de muleta en leur évitant de trop lourds efforts dans le peto, et qu'ils font briller au moment le plus attendu du grand public, plus séduit par ce genre de programme, sans compter sur ces toros élevés exclusivement dans cette optique, qu'ici et ailleurs l'on nomme « modernes ». Et puis, il y a aussi la disponibilité du public qui assiste à ces moments, l'un plus attentif au bétail, et l'autre au travail fleuri du maestro, incitant chacun à s'adonner à ce qu'il fait de mieux : toréer ou guerroyer.
N'empêche qu'en ce jour de grâce du 16 septembre, on coupa onze oreilles et une queue, et comme cela ne suffisait pas, on graciait ‘Ingrato’, toro dont personne ne sut vraiment quelle fut sa réelle attitude au cours des étapes de sa lidia, même si l'on aperçut qu'il était un vaillant coureur de ruedos, un de ceux qui comprit mieux que les autres, sans doute, que son salut nîmois passait irrémédiablement par là, et qui sut profiter de sa chance de ne pas jouer sa vie à Las Ventas ou à Vista Alegre, où, qu'on le veuille ou non, chacun de nous se doit d'un passage, même furtif, pour ne pas trop perdre de vue les fondamentaux d'une actuación taurine, ainsi que le sérieux et la rigueur que devrait observer un public consciencieux et raisonnable, ne s'affalant pas trop systématiquement dans la surenchère grossière qui décrédibilise les authentiques succès.
Mais maintenant que toutes, ou presque, nos plazas françaises ont obtenu leur indulto cacahuète, on va peut-être pouvoir passer à autre chose ?… En tout cas, l'indulto de ‘Ingrato’ ne fera pas de lui le grand toro qu'il manque toujours au destin de José Tomás.