24 février 2012

Prendre la route


Les plus belles aventures commencent souvent par un coup de fil.
 « Flo !
— Salut Ramón ! ¿Que pasa?
— Demain, on part à Séville, tu viens ?
— À Séville ! Tu m'avais dit qu'on irait à Teruel.
— Finalement on part du côté de Séville, à Castilblanco de los Arroyos.
— Tu préfères aller jusqu'à Séville ?
— Oui, dans le sud on se sent davantage torero.
— Très bien… On se voit demain alors. »

Il reste un gros mois avant les Fallas et la dernière apparition de Ramón dans ses arènes de Valence. Ce rendez-vous l'obsède et pendant un mois il va abandonner femme et enfant pour s'entraîner, se remettre devant le toro afin de retrouver les sensations, les reflexes et les quiebros qui ont fait de lui « El Blanco » : une figura pour tous les aficionados al recorte.
Alors on va prendre la route du sud, à la poursuite des toros qui aideront Ramón à retrouver son sitio, peu à peu perdu durant ce long hiver où les cornus se sont absentés de nos rues du Levante.
Mille six cents kilomètres en prévision ; à peu près seize heures de route en compagnie de Ramón, « Chime » et Pepe : trois sources intarissables d'aficíon, d'anecdotes, de joies et de coups de cornes — j'ai raison de penser que ce trajet ne va pas me peser.
Bizarrement, c'est ma première virée taurine dans le sud. Un genre de dépucelage tardif. Je scrute le paysage à la recherche des fameux « Toro de Osborne » qui, comme des bornes éparpillées, balisent notre route. Enfin, nous basculons de l'autre côté du défilé de Despeñaperros. Voilà le sud : les premières fincas, les premiers élevages et les premières ombres noires aperçues au loin. Histoire de se plonger un peu plus dans l'ambiance, nous prenons un café à la Mezquita, sous le regard inquisiteur d'un imposant colorado de Giménez Indarte lidié dans les rues de Museros. Étrange. Comment cette tête de toro empaillée a-t-elle fait le chemin de Valence à Jaén ?

Le reste du voyage jusqu'à notre hôtel d'Alcalá del Río se fait de nuit. Évidemment, nous nous sommes arrêtés à Séville. L'ambiance, toujours l'ambiance et cet accent qui te rappelle que tu es ailleurs, bien loin de Valence. À 1h30 nous réveillons le portier de l'hôtel qui s'est endormi devant un film porno… Le tableau est sympa. Pressé de retourner dans les bras de Morphée, il nous expédie rapidement vers nos chambres.
Le lendemain à 10h30 nous franchissons le portail de la petite finca où nous attend le ganadero. Les amis de Pepe sont ses amis, et il lui a promis de lâcher dans le ruedo de sa coquette placita de tienta quatre vaches déjà toréées il y a deux mois. Tout est bon quand il s'agit d'entraînement. L'éleveur ne cache pas sa surprise de nous voir débarquer de Valence pour écarter ses vaches. Pour lui c'est une première, et il est assez sceptique sur l'expérience à venir.
Ses doutes vont rapidement s'envoler. La première vache fait son entrée en piste. Après le round d'observation consistant à faire galoper l'animal afin d'observer ses réactions, Ramón se plante au milieu du ruedo, provoque l'animal et lui vole son premier recorte. S'enchaînent les écarts et le fameux reverso (une sorte de quiebro au cours duquel Ramón réalise un tour complet sur lui-même, perdant de vue l'animal au moment de la feinte). Ramón redevient « El Blanco » et le ganadero arbore un large sourire et deux billes en lieu et place de ses yeux.

« Chico, comment tu fais ça ? Recommence pour voir ! »
Au bout d'un quart d'heure, la vache prend la porte. C'est le tour de la numéro 95. Pepe la connaît bien ; il l'a toréée voici un mois et demi environ. Un formidable souvenir. Sera-t-elle aussi bonne pour le recorte ? La vache surgit sur le sable, fière et décidée à en découdre. Elle entre fort, de loin et au premier appel. Ramón jubile et va enchaîner tout son répertoire, relâché et totalement en confiance. Tout le monde prend son pied. Sous le ciel bleu andalou et sur le sable doré, la connexion entre cette furie noire et le recortador tout de blanc vêtu est une alchimie de couleur. La force et l'élégance, la décision et l'évitement. La tauromachie a cuerpo limpio1 n'a décidément rien à envier au toreo.
La 95, dont le mayoral ne connaît pas le nom, sort à contre cœur de la placita. À deux reprises en l'espace de deux mois, elle a pu démontrer la bravoure qui court dans ses veines. Contrairement à ses sœurs, elle prend le chemin du pré où paît tranquillement un petit groupe de vaches de ventre. Privilège de future mère. « El Blanco » est aux anges : la 95 a justifié à elle seule les mille six cents kilomètres.
Lors du déjeuner, le rendez-vous est pris avec l'éleveur pour les Fallas ; ce dernier est enchanté de l'expérience qu'il vient de vivre.
Il est temps pour nous de reprendre la route ; la nuit nous enveloppera dans une paire d'heures. La nuit et la fatigue sont propices aux confessions… Gardons-les pour une prochaine fois.
Le week-end suivant, Ramón sera de nouveau dans ce sud où l'« on se sent davantage torero » accompagné, cette fois-ci, d'Albert de Juan. Un duo de choc qui risque de faire des étincelles.

1 La tauromachie a cuerpo limpio, que l'on peut traduire par la tauromachie « à corps découvert », se base sur trois composantes majeures, que sont le recorte, l'écart (ou quiebro) et le saut, déclinées dans toutes les variantes possibles.

Photographies Entre Valence et Séville, février 2012 © Florent Lucas