11 janvier 2011

Poésie de l'incongru


Sept kilomètres de piste. Sept kilomètres les yeux rivés sur le Castanet pour ne pas manquer « la tournée à droite au coin de l’encina (il est gentil Castanet) penchée vers la gauche et au pied de laquelle un panneau rouillé indique une direction qu’il ne faut surtout pas suivre... » Sept kilomètres au pas sans jamais même oser penser à rebrousser chemin. Il avait plu les jours précédents. Sept kilomètres pour des Domecq. Deux heures trente de flaques et de boue pour contempler une vingtaine de tanks à l’air bourru, à la mine défiante. Enjoy it ! L’arbre avait poussé entre la maison et la placita de tienta. Un beau chêne vert (ben tiens) dans la force de l’âge, une centaine d’années au bas mot, une certaine inclinaison vers les cercados attenants, une encina quoi ! D’une branche plus forte que les autres s’écoulait en contraste de l’arrière-plan créé par les toros bourrus un mince trait sombre achevé par une boucle lourde de menaces. Le fil était noir et j’ai pensé, après deux heures trente de boue, après un océan de flaques, après avoir lacéré le Castanet qui le méritait bien, après ne pas avoir même oser penser faire demi-tour, j’ai pensé donc que ces toros bourrus avaient des tronches de bourreaux au pied d’une potence.
La tienta attendait impatiente. Un mozo de espada brossait capes et muletas sur un mur blanc de la finca. Derrière le mur, des chevaux partageaient une mare de poche avec une paire de cigognes et nous, enfin au campo, comme si les chevaux et les cigognes sortaient tout droit des poèmes homériques, nous, nous contemplions « l’extraordinaire » beauté de la scène, les oreilles rougies par le froid, les yeux piquants. D’autres chevaux patientaient dans les écuries, non loin de là. Ils étaient deux, chacun à une extrémité d’une pièce sans lumière, sans fard ni ornement. Ils baissaient la tête, la mare naine n’était pas pour eux, la tienta non plus. La noirceur du lieu, l’isolement, l'oubli avaient eu raison de leur vivacité et les oreilles restèrent en place à notre entrée, rien ne bougea, rien ne hennit, rien ne trépigna sauf le courant d’air qui agita une très vieille affiche de corrida collée plus haut sur le mur, ici dans l’écurie. En les contemplant comme on l’aurait fait d’un tableau de maître, dans le clair-obscur peint par la porte ouverte, je me suis dit que ça devait faire une éternité qu’un type, un jour, était venu coller une affiche de corrida au-dessus d’auges de canassons dépressifs.

Ici rien n’était comme ailleurs. Ici tout était incongru, même « oser simplement évoquer le nom de l’élevage c’était quasiment faire preuve de provocation, invoquer les démons et affirmer un mauvais goût et un manque de raffinement bien incompréhensibles pour la majorité ». Il restait les toros, il restait leur tête rectangle. Leur histoire survivait dans l’humble maison de campo où les années avaient oublié la sœur de Don Cesáreo Sánchez sur un fauteuil au milieu de la salle à manger. Le Tormes viendrait bientôt border ses nuits. Ici tout était incongru. La légende le disputait à la simplicité de la vie campera, les toros n’étaient que terreur et l’on nous avait offert des bonbons.
Il faisait nuit ou presque. Il fallait partir par le chemin de terre qui menait à la route. Il fallait longer ce mur blanc et gris duquel s’extrayaient malaisément de grosses pierres disposées comme on peut. Le mur arpentait le sol contorsionné de méandres incongrus. Un serpent n’aurait pas fait mieux. Avec le goût des bonbons dans la bouche, nous l’avons écouté nous expliquer que c’était les toros, ceux du Cura, les siens maintenant, qui gondolaient ce mur jour après jour, sans cesse, sans fin. Et eux, sans cesse, sans fin, ajoutaient des pierres pour que tienne le mur.
Le plus souvent ils ont un bruit bien à eux. Appeler les toros est une science, une musique unique, propre à chaque mayoral ou à chaque ganadero. Nous avions rendez-vous à 16 heures, heure portugaise. Nous étions là à 16 heures donc, il nous attendait et avait peu de temps devant lui. Nous voulions voir les toros sélectionnés pour Vic, il ne voulait nous montrer que les toros sélectionnés pour Vic. Il avait plu énormément ces derniers jours mais le soleil était réapparu la veille, pour nous c’était à croire.

Les toros attendaient, pataugeaient, se cherchaient un peu les noises dans un coin de l’immense cercado. João Folque ne doit pas être fort porté sur la création mélodique. Confortablement assis dans un imposant 4x4, il démontra tout de suite le désir de faire « poser » ses toros pour la photo. Mais les toros ne sont pas des membres de la famille un jour de noces. Les toros décampent au son du moteur. Les toros s’échappent pour patauger tranquille. Mais João Folque qui n’est donc pas porté sur la création mélodique a sa technique bien à lui pour faire poser les toros de Palha. Sans prévenir, il a baissé sa vitre fumée, il a regardé le n° 539 et la voiture s’est mise à hurler un refrain de musique caribéenne, un truc collé-serré plus prompt à enflammer les clubs de salsa de Lisboa qu’à faire poser un taureau de combat. Radio latina ! Le n° 539 s’est figé, de trois-quarts, comme le désirait João Folque. La voiture a rendu son silence au campo. Direction le 620...

Photographies L'encina de Sánchez de Ybargüen, les chevaux dépressifs de Sánchez-Arjona et un Palha danseur de salsa © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com