04 janvier 2011

Pinto Barreiro's blues


Il aurait suffit de se garer sur le bord de la route, certainement mal. Il aurait suffit une fois garé de sortir l’appareil photo, il aurait suffit alors de cadrer, il aurait suffit aussi de faire les bons réglages, il aurait suffit enfin de déclencher. Il aurait fallu faire attention en redémarrant sur cette route droite et étroite. Il aurait fallu rouler quelques kilomètres de plus vers le pont de fer de Vila Franca de Xira. Il aurait fallu poser les bagages à l’hôtel derrière la voie ferrée qui conduit à Lisbonne en narguant le Tage. Il aurait fallu, à la fin, se poser en perdant ses yeux dans le vide de la Leziria. Là, il aurait été permis de souffler et de savourer toute la dérisoire satisfaction de la tenir enfin cette photo qui nous tracassait depuis trois ans.
Après le pont de fer de Vila Franca de Xira, quand le Tage n’échappe plus à son immuable destin, la route ne bifurque qu’à peine et fend le plat de la terre d’un long convoi d’automobiles pressées de ne plus être là. Il n’y a rien à voir que l’horizontalité sans faille d’un paysage jaune en position couchée, au repos, fatigué. Quelques kilomètres après le pont de fer de Vila Franca de Xira, sur la gauche, avec Porto Alto pour bout du tunnel, il y a des chiens marron, zébrés, bâtards, qui tournent en rond dans la terre gorgée d’eau. Ils sont les gardiens d’un lieu sans souffle et sur lequel le délabrement a définitivement planté son sceptre. Ils ne veillent que sur un taudis de bois et de ferraille. Les restes de ce qui fut peut-être basse-cour mais que le temps a rendu rien. Les chiens inquiétants tournent dans la boue, les gouttes de pluie tailladent, déchaînées, les âmes mortes qui errent dans cet effondrement. Sur un bout de mur qui persiste à déjouer l’évidence du relief, comme si le délabrement avait mal fait son œuvre, comme s’il avait été pris de pitié, il y a, intact, lisible, noir sur blanc, le dessin d’un fer ; le signe qu’ici, autrefois, avant que l’empire implacable du délabrement ne l’emporte, des toros de lidia marqués d’un B dans une sorte de fer à cheval s’offraient aux pluies, à la boue et au plat du pays. Ici, c’était chez Pinto Barreiros1.
Cela faisait trois ans que je l’imaginais la photo. Il y aurait eu ce premier plan dépressif placé à gauche comme une cicatrice sur un visage, ce premier plan qui aurait forcé à regarder vers ce fond couché de fatigue et repus de plat. Il y aurait eu la pluie, les nuages énormes, les gris et les noirs parce que ça ne collait pas sous un soleil envahissant. Il y aurait eu les chiens et au-dessus de leur ronde, il y aurait eu le fer lavé par le ciel. Il y aurait eu cette image de l’effondrement et du seul rien qui resterait entre les pattes sales de cerbères zébrés.
A l’heure où j’écris ces lignes, le soleil doit à nouveau s’étirer sur le vide de la Leziria, les voitures doivent filer vers Porto Alto en prenant le pont de fer de Vila Franca de Xira ; maintenant l’orage est passé. Je n’ai jamais pris cette photographie.

1 José Lacerda Pinto Barreiros entama sa carrière de ganadero de toros bravos en 1910 avec du bétail d’origine portugaise croisé de bravos espagnols. A priori, ce mélange ne fut pas de son goût et il décida en 1925 de changer radicalement de cap et d’entrer dans la cour des grands, c’est-à-dire à l’UCTL. A cette fin, il acheta l’élevage espagnol de la veuve d’Antonio Guerra. Cet élevage avait été fondé par un certain José Linares en 1837 avant que d’achever son histoire entre les mains de cet Antonio Guerra (de sa veuve en vérité), frère du grand maestro Guerrita. En 1925 donc, José Lacerda Pinto Barreiros entra à la Unión et s’empressa d’éliminer le bétail acquis (ainsi que son ancien élevage) pour le remplacer, modernisme oblige, par un mélange de ce que la rame Vistahermosa proposait de meilleur à l’époque :
- 25 vaches de Gamero Cívico (il s’agissait d’une des parts de la division de la ganadería de Fernando Parladé) ;
- 50 vaches de Félix Suárez d’origine Santa Coloma (dans une ligne certainement plus ibarreña que lesaqueña) ;
- 2 sementales de chaque ligne.
Pour parachever l’œuvre, Pinto Barreiros s’en fut acheter un semental chez le Conde de la Corte, 'Treinta y cinco', puis plus tard un autre chez Domingo Ortega (Parladé).
A lire les férus de généalogie taurine, il semblerait que les sementales de Gamero Cívico et celui du Conde de la Corte lièrent beaucoup mieux que ceux de Félix Suárez.
De cet élevage nouveau, qui se présenta directement à Madrid le 29 mars 1931, naquirent la grande majorité des élevages portugais d’importance au XXè siècle (ainsi que celui des Yonnet chez nous).

En 2003, la famille Pinto Barreiros se contraint à vendre le trésor familial qui se trouvait au bord d’une mort annoncée. C’est la société São Trocato (Joaquim Alves Lopes de Andrade et Caetano Oliveira Soares) qui devint alors propriétaire de ce pan de l’histoire de l’élevage des taureaux de combat au Portugal. En 2007, Joaquim Alves racheta les parts de Caetano Oliveira et demeura ainsi le seul capitaine du navire Pinto Barreiros. Selon l’ouvrage Las Claves del toro, avant la vente de 2003, la famille Pinto Barreiros aurait introduit dans la ganadería des reproducteurs de João Moura d’origine Marquis de Domecq au cours des années 1990. Cette insertion de sang Domecq pourrait expliquer certains physiques constatés chez les actuels Pinto Barreiros qui présentent une grande variété de pelages (du negro au castaño en passant par le colorado) tout en conservant pour certains les caractéristiques classiques des Pinto Barreiros, à savoir une carcasse réduite, basse mais musculeuse. Chez certains exemplaires enfin, les réminiscences Gamero Cívico sont flagrantes et évoquèrent à votre serviteur le souvenir d’une visite matinale et dominicale chez feu Antonio Peláez Lamamié de Clairac.

>>> Retrouvez une galerie consacrée à la ganadería de Pinto Barreiros sur le site www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS.

A lire (entre autres) :
- Pierre Dupuy, "Conchita Cintrón, Yonnet et Pinto Barreiros", in Toros, n° 1848, mars 2009.
- Antonio Martín Maqueda, Ganaderías portuguesas, Pandora, 1957.
- Areva, Orígenes e historial de ganaderías bravas, Madrid, années 1950.
- Joaquín López del Ramo, Las Claves del toro, Espasa-Calpe, 2002.

Photographies Le pont de fer de Vila Franca de Xira et un exemplaire de Pinto Barreiros en 2010 © Laurent Larrieu /Camposyruedos.com