02 janvier 2011

Histoire d'eau


Le toro n'apprécie l'eau que modérément — on veillera tout de même à ce qu'il en ait toujours à sa disposition... Un toro les sabots au sec vaut mieux qu'un les ayant trop longtemps dans l'eau stagnante, car celle-ci, non contente d'être un formidable vecteur de maladies diverses, pourrit tout. Vétérinaires et éleveurs lui reprochant aussi d'affaiblir les pauvres bêtes qui n'ont pu faire autrement que croupir dedans.
Le canard, lui, raffole de l'eau mais ne supporte guère que les lourds et placides bovins se voient contraints de partager sa mare. Quand la coupe est pleine, le palmipède le plus lettré de la bande n'hésite pas un instant : il dégaine sa plume et canarde, faisant savoir à la France entière combien l'élément liquide peut être néfaste aux bioù et braves de Camargue — chacun chez soi et les vaches seront bien gardées...

« Les taureaux de Camargue prennent l'eau
Jusqu'ici, le taureau de Crau menait une vie idéale. Dans ce coin de Camargue, il avait de l'espace en veux-tu en voilà pour gambader et une bonne herbe grasse à brouter. Et du foin uniquement l'hiver. L'endroit était tellement agréable que les taureaux s'y étaient adaptés sans problème.
Avant d'aller combattre dans l'arène, ils menaient là une vie de prince. "Désormais, à cause du port de Marseille qui bloque l'écoulement des eaux, mes bêtes vivent les pieds dans la boue", dénonce l'éleveur camarguais Pierre Gallon. Le fier animal passe en effet son temps les pattes dans une terre détrempée, à mâchouiller de l'herbe pourrie. "Au lieu de quinze jours par an, nous sommes inondés les trois quarts de l'année !" L'eau stagnante favorise les parasites, détruit les végétaux et fragilise les bêtes. Les toros espagnols sont particulièrement affectés, mais aussi les autochtones, qui, contrairement aux idées reçues, ne passent pas leur vie dans les marécages, à manger des roseaux : "Ça leur pourrit l'estomac", dixit Pierre Gallon.
Sur un troupeau de 250 bêtes, l'éleveur déplore la perte de 25 d'entre elles en un an, sans compter les bêtes malades. Pour lui, si les fortes pluies sont en cause, c'est surtout le port de Marseille qui est responsable de cette Berezina. Ce dernier est en effet propriétaire du barrage de Galéjeon, en aval de la plaine de la Crau. A l'origine, cet ouvrage est censé empêcher la salinisation de l'eau douce par la Méditerranée en bloquant la remontée du sel. Mais il sert aussi pour assécher les terres en amont. Le trop-plein d'eau se déverse alors dans un étang, maintenu à un niveau suffisamment bas histoire de pouvoir faire la manœuvre. Avec ce système, tout le monde était content : les agriculteurs n'étaient pas inondés, et le port de Marseille avait à sa disposition un bassin d'eau douce, une ressource fort appréciée par les industries. Or celles-ci sont devenues plus nombreuses. Et plus gourmandes.
"Face à la demande croissante des industriels en eau douce, le port n'a eu de cesse d'augmenter le niveau de l'étang, au-delà de la limite. Ce qui fait qu'en cas d'inondation on ne peut plus ouvrir les vannes sous peine de le faire déborder", déplore Jean-Claude Tarazzi, lequel, avec d'autres éleveurs, a porté plainte au tribunal administratif, pour absence d'arrêté préfectoral autorisant une telle manœuvre.
Si le port de Marseille reste muet sur la question, à la préfecture on se montre bien embêté : "Techniquement, le port fait ce qu'il veut, mais, étant donné les implications environnementales, un arrêté est en cours d'écriture, impliquant la création d'un conseil consultatif", avoue Pascal Verdon, de la Direction départementale du territoire et de la mer (DDTM). Espérons que les taureaux pourront y participer. Sinon, ils peuvent toujours immigrer en Espagne ! »
Professeur Canardeau, Le Canard enchaîné n° 4905 du mercredi 29 décembre 2010.

NDLR Par « port de Marseille » entendre Grand port maritime de Marseille (GPMM), anciennement Port autonome de Marseille, dont l'emprise va du Vieux-Port de Marseille à Port-Saint-Louis-du-Rhône Si l'élevage auquel il est fait allusion est bien celui de Gallon, alors les éleveurs — fils d'Aimé Gallon — se prénomment Michel et Jean-Pierre (et non Pierre). Pan sur le bec ?

Images Toro de Prieto de la Cal les pieds dans l'eau au campo près de Huelva © Laurent Larrieu Toro (bleu, blanc, rouge) de Gallon les pieds au sec dans le ruedo arlésien © Luigi Ronda