03 juin 2010

Aux pieds des buildings


Il n’est plus un écrivain de métier pour soutenir que ce monde est réel. En fait, les écrivailleurs ont capitulé. Ils nous disent même que nous allons vers la chute, préférant l’astrologie littéraire à l’exégèse de notre inanité.
Voyez New York. L’empire déréalisant. Ou comment la marque NY vendue à tous les gogos et à toutes les pintades du monde n’est qu’une supercherie, une légende colportée par des colporteurs. «Les Martines à New York» achètent la fête, le tourisme et l’horrible culture, creusant un trou noir inédit dont elles ignorent le cercle et la profondeur.
Il appert pourtant des avenues de Manhattan que tout y est sale, inconfortable, comme cabossé par des pluies de grêlons, qu’une odeur d’oignon cramé éteint les parfums chers, que l’avenue percée de grilles est inadaptée aux talons hauts, que la cité est industrieuse, angoissée, surfaite de milles démesures qui ne sont que des étages ; et les écrivains sérieux de nous avertir : c’est une ville vile, archi fausse, dont la représentation prospère sur le terreau des époques de vanité collective et de non goût. Pas joli, joli, quoi. C’est un peu comme lorsque, dans un moment de sagacité, vous comprenez que Paris Plage… ben c’est pas vraiment la mer.
Mais alors pourquoi ceux qui, pour toutes ces raisons, détestent si obstinément New York finissent-ils par s’y incruster si amoureusement ?
La nuit, la matière noire échoue à rentrer dans la ville et les immeubles ressemblent à des paquebots qui coulent. Ceux qui sont alvéolés de lumières blanches trahissent les vies perpétuelles de bureau ; d’autres, percés de jaunes, abritent les ouvriers décravatés en station allongée. Bref, la nuit ne tombe jamais et rien ne change, New York n’existe toujours pas.
Sauf qu’une nuit de mai 2010, au rez-de-chaussée de l’un de ces buildings inventés, nous parlions de toros. Nous parlions vraiment de toros. Je jure vous dire la vérité : nous échangions avec des yankees, dans leur langue, sur nos bovidés préférés et sur tout le reste. Nos bavardages couraient ainsi du campo aux ruedos quand nous comprîmes que nos interlocuteurs américains en savaient au moins autant que nous sur ces affaires-là. Nous qui, quelques minutes avant, imaginions leur raconter Madrid comme on parle des mystérieuses cités d’or… Nous n’avions rien à leur apprendre aux Amerloques, rien qui ne dépasse le récit de nos propres anecdotes. Cela nous arrondissait le cul plus largement qu’une corne de Barcial. Aussi incroyable qu’irréel, le New York City Club Taurino (NYCCT) est une assemblée d’aficionados. Des passionnés dont la plupart doivent à Hemingway de les avoir initialement conduit aux arènes. Il y a des entremetteurs moins légitimes.
Revenons un instant aux discussions elles mêmes. « He lost the sitio » (à propos du Cid). « The bulls were somehow encastados and we were pleasantly surprised » (Comte de la Maza, Séville). « El Juli is now becoming a major maestro amongst the greatest » (El Juli, toujours Séville).
Etonnant, non ?
Mais l’instant le plus invraisemblable, le plus imaginaire, osons même le plus chimérique, survint lorsque notre compagnon Frédéric Bartholin prit la parole pour présenter « Campos y Ruedos, le livre » aux membres du NYCCT. Il en aura fallu du réel en fuite, pour qu’une nuit de mai à New York, un gars se dresse devant un parterre d’aficionados au teint d’huîtres et leur parle dans leur langue étrange de ce putain de livre… Il y mit tant de cœur que le pellizco courait sur les avants-bras américains comme sur les gigots d’agneau. Même que la dame à côté de moi, une sorte d’Elizabeth Montgomery décatie portant chapeau de sorcière le regardait avec des yeux gorgés de larmes lubriques.
Et Bartholin, de mettre la jambe comme jamais : « Campos y Ruedos deals with toros but not only. It also deals with the campo since the campo is the right place to speak about toros. This is our approach. »
Olé. Palmas. Applauses.
Les choses concrètes seraient donc disparues, siphonnées par personne, rangées nulle part. Le décor qui nous encercle manquerait de tomber et c’est à New York que le trompe-l'œil serait le plus grossier.
Pourquoi pas. Mais ce soir-là le mot « Bullfight » se faisait de plus en plus admissible à mes oreilles, nous regrettions José Miguel Arroyo "Joselito" en anglais, nous marchions vers toutes les arènes du monde sans quitter Lexington Avenue et New York venait de nous convaincre de son charme le plus espéré : oui, tout est réellement possible à ses pieds.
Jean Le Gall

Texte © Jean Le Gall (alias "Patas Blancas"), auteur du roman Requiem pour les trouillards, paru en février 2008 aux éditions Séguier (ISBN 978-2-8404-9532-1), que nous vous avions présenté ici.

Image © François Bruschet