13 mars 2008

Où poussent les cornes du diable


"D’une Espagne bradée pour du béton, me voici maintenant dans le cœur chaud d’une autre Ibérie. Séville, c’est une orange sanguine à moins d’être un myocarde, une boîte à musique d’où s’échappe le chant d’une joie qui râle comme un lamento, une frontière sur une cicatrice entre un paradis solaire et son envahissant voisin maléfique. Mais Séville la pieuse s’en défend : ici seule la vierge noire gouverne les vies. [...]

« 30 ° pour le premier jour de mai ! Qu’en dit le parisien ?! Ah ah ! » se moque Alexandre en fixant ma mine creusée et suante. Alexandre ? J’allais justement vous le présenter. Un ami, longtemps perdu de vue, car installé ici depuis bientôt 10 ans. Vous savez, de ceux qui fuient Paris pour les nombreux reproches que l’ont peut faire à cette emmerdeuse vénale. Lui, plutôt que de s’arrêter aux portes d’un « village fleuri » pour un fantasmatique "retour aux sources" promu cathodiquement par Jean-Pierre Pernault, a poursuivi sa route jusqu’aux rives sèches et jalouses du Guadalquivir, fleuve riche des rares eaux. Alexandre s’en est ainsi allé au nom de ses passions intimes, intimement liées : « Flamenco y toros ».

Mon enquête menant à un torero, j’ai donc eu tôt fait de penser à cet ami vrai, parfaitement intégré au petit monde baroque des choses taurines. [...]

Comme de bien entendu, cela commence par un comptoir servi de deux cervezas baveuses qui s’entrechoquent dans un bruit classique de retrouvailles. Le temps d’en finir avec trois d’entre elles et nous avons actualisé ce qu’il fallait savoir de l’autre. C’est donc avec l’emphase qui prolonge les premiers verres vidés que je narre en toute confiance mes présentes aventures, jusqu’à en venir à ce José Cubéro « El Zébulon ». [...]

Je n’y comprends pas grand-chose au monde des toros mais j’ai en mémoire quelques conversations avec un ami de mon père, un joyeux illuminé si je dois le comparer avec les tristes sires aux âmes anthracites qui font son reste de connaissances. Autant de conversations avec cet homme qui m’avaient laissé percevoir « un truc » aussi séduisant que décalé. [...]

Sachez, chers amis du nord de la Loire, qu’il y a, parmi la foule de toreros, toutes sortes d’hommes différents pourtant revêtus des mêmes ors, des toreros instinctifs ou scolaires, élégants ou rustiques, courageux ou... "lunatiques".

El Zébulon relèverait plutôt de la catégorie des gladiateurs, plus habités par la faim que par le don. Son nom trouve d’ailleurs ici sa justification : celui-ci exerce son « art » comme on pratique un sport à risque, brouillonne et bouillonne, électrique tel une folle dynamo livrée à elle-même. Pour ce type de torero, démuni du talent le plus brut, sans recours possible à quelque inspiration, dont les poignets sont bien incapables de faire courir la muleta selon la juste courbe et avec une once de relâchement, le ralenti et la lenteur restent des inconnus, or ce temps dompté, le « temple », est pour beaucoup l’ivresse, l’or, le parfait achèvement, la finitude de la tauromachie.

Bref, El Zébulon, c’est la quarantaine grillée, et un répertoire des plus sommaires. Mais nul doute que cet homme couve des rêves encore adolescents, de triomphes et de fortunes. « La ilusion » doit parfois lui chuchoter quelques mots à l’oreille, lorsque le jour de misère se couche derrière les terres sèches.

Aux dires d’Alex, notre humble et agité héros souffrirait quand même d’un courage sinusoïdal. C’est ainsi que les après-midi impétueux sont très régulièrement suivis de grandes débâcles. Ainsi, sa dernière sortie, dans les arènes de la toute proche Cordoue, s'est soldée par un échec retentissant. [...]

On est torero, non parce que l'on parvient à dompter un fauve, mais parce que l'on méprise sa peur. Le torero doit être stoïcien. Une anecdote? Il suffit de demander à Alex. Un jour, un torero du nom de Cagancho toréait à Lucena, une bourgade andalouse, au cœur du mois d'août. Il faisait alors une chaleur à faire fondre les pierres. Peu de temps avant la corrida, l'un de ses amis passa lui rendre visite à l'hôtel. Il le trouva allongé sur son lit, les pieds recouverts d'une épaisse couverture. Cagancho n'était pas malade, mais ses pieds étaient froids. La peur."

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Ces quelques lignes sont extraites de Requiem pour les trouillards, le premier roman d'un jeune auteur né dans le Sud-Ouest, épris de tauromachie, de littérature et de toutes ces petites choses qui nous permettent de tenter d'échapper quelques instants à la vacuité et à l'ennui qui caractérisent souvent la vie des trentenaires d'aujourd'hui. C'est un peu à eux que Jean Le Gall s'adresse, au travers d'un récit qui emprunte à plusieurs registres, brouillant les pistes et cachant derrière le polar et un style fleuri et décalé une réflexion plus profonde et parfois très sombre. Il interroge lui-même : "Chers gens d'aujourd'hui, de quoi nos cœurs et têtes sont-ils faits ? À dire vrai, nous survivons passablement à cette époque, pusillanimes et neurasthéniques. La religion d'une vie réussie nous tient dans ses églises, où nous nous économisons pour exister le plus longtemps possible, beaux et lisses, selon les dogmes écolos, protectards et hygiéniques."
L'auteur met en scène dans son livre comme les toreros tremendistes dans l'arène un mal contemporain : la peur. Car c'est elle le véritable héro de ce livre-OVNI. La peur et son oeuvre récente. Et puis "El Zébulon", il ne vous fait penser à personne, vous ?

Requiem pour les trouillards
, de Jean Le Gall, paru en février 2008 aux éditions Séguier, ISBN 978-2-8404-9532-1. A se procurer d'urgence avant de suivre les traces de Charles de Peretti, à Séville et ailleurs.