31 mai 2013

La clarté du campo


Chez Tomás Prieto de la Cal, les choses sont assez claires : les toros et novillos sont d’un côté de la finca « La Ruiza », les vaches et les petits nés dans l’année d’un autre. Un chemin communal jabonero sépare le tout, que la commune, sans raison d’après Tomás, n’entretient pas et qui oblige un vaquero de la maison à passer sa journée à déplacer une manade de bœufs berrendos en negros chargés, pour leur plus grande joie — les bœufs sont-ils parfois en joie ? —, de brouter tous les feuillages qui encombrent le passage et risqueraient d’être de trop faciles proies pour les feux de l’été. Depuis des années, chez Tomás Prieto de la Cal, les choses restent assez claires : on conserve un ou deux lots de toros (quand tout va bien) et trois ou quatre lots de novillos, moins armés, moins harmonieux, plus desiguales.

Pour rendre les choses encore plus claires, l’élevage tourne en vase clos, sur lui-même donc, car il lui est impossible de rafraîchir un sang unique que les livres taurins donnent comme descendant direct de la manade du Duque de Veragua. Tomás Prieto de la Cal n’affiche pas une confiance effrénée en certains de ses collègues arborant ce même pavillon Veragua. Seraient-ils des pirates que ça ne l’étonnerait pas. C’est son opinion, et il l’assume sans détour : « Prieto de la Cal est le seul élevage Veragua actuellement ! »

Rafraîchir le sang revient donc à se faire des nœuds de cerveau sur une aporie que connaissent d’autres grands noms de la cabaña brava : Miura, Cuadri, Concha y Sierra, pour ne citer que les plus connus. Comme eux, Tomás Prieto de la Cal est contraint de croiser les familles à l’intérieur même de la ganadería : mettre ce semental sur ces vaches-là, car ils sont génétiquement éloignés. On ne lutte pas contre la consanguinité, on la maîtrise, on la torée et on tente de conduire sa charge pour qu’elle ne soit ni trop violente ni trop fade à la sortie. C’est le toreo de l’inconnu et du temps long.

Parfois, les essais fonctionnent et certaines familles sont la fierté de l’histoire somme toute récente de l’élevage. ‘Farolera’ est la mère de ‘Farolero’. C’est logique au campo. ‘Farolero’ a porté haut les couleurs de la devise lors de la corrida concours 2008 de Saragosse. Par six fois il s’élança (la distance augmentant) avec envie contre le picador, déclenclant le bonheur d’un public clairsemé, certes, mais assez entendu. ‘Farolero’ obtint le prix du meilleur toro de cette concours, et sa tête trône sur l’un des murs — pourtant déjà bien chargé — du salon de « La Ruiza ».

‘Farolero’ avait grandi comme un veau sous la mère, suivant ‘Farolera’ dans tous ses déplacements — elle negra, lui jabonero, une mère et son petit en somme. Aujourd’hui, le frère de ‘Farolero’ va sur ses un an et gambade au milieu des cuatreños, qui attendent leur heure. Sa mère n’a pas voulu le voir. Comme elle avait refusé de connaître et de protéger le précédent. Comprenne qui pourra, mais ‘Farolera’ n'accepte plus d’être une mère brave. Pour Tomás Prieto de la Cal le constat est rude, car la lignée de ‘Farolera’ est excellente, et la famille peu nombreuse. ‘Farolera’ se condamne à la mort en refusant d’aider à vivre, car « on ne peut garder une vache qui repousse ses petits ». 

On entend souvent dire que le semental donne le physique et la mère son caractère au taureau de combat. C’est évidemment faux, ou tout le moins très incomplet. Le toro n° 6 est un berrendo en negro aparejado comme aujourd’hui seuls les encastes Veragua, Hidalgo Barquero — et quelques réminiscences de Jijón par Martínez — offrent l’occasion d’en contempler. La mère du n° 6 est elle aussi berrenda en negro aparejado quand son père est un costaud jabonero, n° 12 peut-être.

Peu importe. Au premier regard, ce n° 6, quand on oublie la tête — oublier la tête est le plus difficile quand on regarde un taureau de combat —, a un problème. La ligne du dos est cassée en son milieu comme si l’on avait appuyé trop fort dessus ou qu’un haltérophile roumain des années 80 s’en fût servi de banc. On pense à un accident, à une croissance contrariée, à un problème osseux peut-être.

En vérité, la réponse ne vient qu’après avoir franchi le chemin communal et être entré dans le territoire des vaches. La mère de ce n° 6 est identique en tout point à son fils : même pelage et identique ligne du dos. Elle a transmis à son petit cette particularité physique qui n’est ni un défaut ni une blessure: c’est ainsi et c’est tout.

Tout n’est pas clair, au campo…


>>> Retrouvez, sous la rubrique « Campos » du site, deux galeries consacrées respectivement aux vaches et novillos de Prieto de la Cal, ainsi qu’aux toros prévus pour combattre, à Aire-sur-l’Adour, le 16 juin 2013.

30 mai 2013

Puntilla vide son sac (de Tarbes)


Gascogne !

Reine couronnée des Pyrénées, orgueilleux rempart adamantin fort de ses imprenables citadelles cathares ! Souveraine alanguie parée de ses verts atours, elle se prélasse dans les rondeurs du Gers. Coquette embaumée des entêtants parfums de ses forêts de pins, se heurtant à l’embrun de la vague marine quand elle devient les Landes, la Gascogne est une belle femme brune dont l’œil par sa franchise étonne. Et je l’aime !

Je vous entretiendrai de la gastronomie de ce pays béni de Bacchus, car naquirent en ces terres généreuses tant de mets simples et roboratifs, dont l’efficacité nutritive n’a d’égal que la délicatesse en bouche et le raffinement des arômes. La glèbe gasconne dispense généreusement à ses enfants les bons produits de ses seins ronds et fermes ! Ces fruits si judicieusement accommodés, dans ce merveilleux plat nommé garbure dans l’idiome local, ont permis à cette race fière de mettre au monde des enfants dont le corps, à défaut d’être mince, ne laisse pas d’être vigoureux !

Cadets de Gascogne, hommes de cœur (de canard), gloire aux cochons au fin fond des bauges ! Aux Normands la crème, aux Gascons le canard dont la graisse est à elle seule un onguent, une panacée ! Et que dire du ragoût de carcasses ou des cœurs de canards frits dans la graisse de leurs ex-propriétaires et mangés de bon matin accompagnés d’un viril madiran ! Miam, slurp et diététique !

Il y a des vaches aussi, en Gascogne. Des vaches toutes noires venant d’Espagne, car les Gascons n’élèvent traditionnellement que des oies, des cochons et les désormais célèbres canards — dont on se repaît du cœur avec un tord-boyau appelé madiran les matins de becerradas. Elles sont sympas leurs vaches ! Ils leurs collent du chatterton sur les cornes, les attachent avec une corde et font sauter par-dessus leur échine, lors de cérémonies appelées « course landaise », des prix Nobel gavés de cœurs de canards au madiran. C’est très pittoresque.

La Gascogne aime aussi les toros ! Des toros tout noirs qui viennent eux aussi d’Espagne, bien que quelques ploucs locaux — moustachus ou pas — tentent aujourd’hui de les élever eux-mêmes. Des toros que l’on combat selon des règles naturellement ibériques dans des lieux appelés « arène » et prévus à cet effet. Ces fêtes sont célébrées lors de manifestations culturelles : les férias. Elle ont généralement lieu au cours de la belle saison, dans les mégapoles des Landes, du Gers et du Pays basque : Dax, Vic-Fezensac, Bayonne et, perle des Landes, Mont-de-Marsan.

À ces occasions, le peuple gascon, délicat et mesuré à son habitude, déguste le petit doigt en l’air des litres et des litres de pastis et de madiran — ce vin qui fait peur aux comptoirs les plus aguerris. Nadine de Rotschild n’a qu’à bien se tenir ! Pour le non-initié, il semblerait que le but du jeu consistât à vomir partout des cœurs de canards et de la garbure. C’est aussi pour l’ethnosociologue amateur l’occasion de croiser des rugbymen déguisés en vahinés ou en danseuses étoiles, ce qui n’a de cesse de ravir l’âme de l’esthète sommeillant en chacun de nous…

Les mégapoles de moindre importance apprécient elles aussi ces manifestations de la belle culture gasconne, mais se contentent d’organiser des becerradas ou des novilladas piquées lors de leurs fêtes votives. Captieux, Aire-sur-l’Adour, Maubourguet… Nul n’échappe aux cœurs de canards, au Grand Repas de l’Afición et à la peña les Armagnacs. Cette belle coutume a en Gascogne ses hauts-lieux et ses chapelles, car le peuple gascon n’est pas monolithique en afición a los toros.

Il y a, en revanche, un sujet faisant consensus chez les indigènes de la région : le « Parisieng » ou « Lutécieng » (prononcer avec mépris). Je ne me suis jamais très bien expliqué l’acrimonie particulière que certains autochtones de cette si riante région française nourrissent à notre encontre, nous, résidents de la Capitale du Monde, la Belle, la Somptueuse Paris ! Je n’en sais pas bien long sur les origines de cette haine recuite, et l’ignorance dans laquelle je demeure contrarie ma curiosité scientifique naturelle et inextinguible. J’ai bien tenté, à diverses occasions, d’élucider cette énigme anthropologique, usant d’une diplomatie que m’aurait envié un Claude Lévi-Strauss apprivoisant le Jivaro l’ayant traité de « p’tite tête ». En vain !!!

Mais les faits sont les faits, et les faits sont têtus : on ne nous aime guère en ces rugueuses contrées et l’on nous déteste à coup sûr lorsque l’on a le mauvais goût de se piquer d’afición a los toros. En effet, seul le Gascon est à même de comprendre et d’apprécier le combat des taureaux à sa juste valeur. Plus Espagnol que l’Espagnol, il y a le Gascon ! Même si la corrida est un produit d’importation somme toute récent entre Adour et Midouze, lui seul, valeureux Gascon, est habilité à se rendre aux arènes en toute légitimité. Même son congénère, le Sudestien, n’a pas à ses yeux les capacités requises pour appréhender comme il se doit le noble art de trucider un taureau entre 18 h et 20 h.

Aux yeux du Gascon, le Chevalois n’est bon qu’à regarder des mecs en blanc se faire courser par des taureaux privés de leurs attributs, alors un Parisieng !… pensez-vous ! Le Parisieng, ou Lutécieng selon les chapelles, a pour le Gascon de base été initié à la tauromachie par Canal+ dans les années 90, s’est aguerri dans les arènes de Nîmes (2 h 30 de Paname en TGV) et dénature par sa présence incongrue l’homogénéité d’un public local savant autant que sobre.

Afin de vous en convaincre, je me permets de vous citer quelques paroles viriles d’aficionados gascons glanées récemment sur le Net, en général, et sur ce merveilleux forum qu’est la Bronca, en particulier :
« Quant aux Vicois, l’ambiance est sympa à l’extérieur des arènes, mais à l’intérieur il est difficile d’exprimer son mécontentement quand une corrida concours se transforme en corrida de banderilleros… Je ne parlerai pas de "canalplusisation" [sic] du public, mais plutôt d’une "parisianosudestisation" [re-sic]. » — Thierry R.
« Les Lutéciens connaissent la taureau machie ??? » — Laurent L.
• « Mais Dieu que la corrida devient tristounette avec cet afflux d’aficionados culture Canal+, disions-nous il y a quelques années. » ; « Bravo les Parisiengs pour cette observation nationale de la culture taurine… virtuelle… en attendant Céééreeet… » — Roger M.
Etc., etc. Je n’invente rien !

Bien entendu, lorsque nous avons le bon goût de nous déguiser en portefeuille, les mains se tendent, les barrières culturelles jadis insurmontables s’érodent et les dichotomies linguistiques laissent place à une tolérance bon enfant. Il serait toutefois malhonnête de ne point constater qu’après vingt ou trente Tariquet payés à un tarif que l’on n’oserait exiger à un émir arabe, le robuste indigène amadoué vous aperçoit enfin comme quelqu’un ayant peut-être une âme ! La controverse de Valladolid est encore dans toutes les têtes au pays des maïs toujours verts !

Mais les effusions éthyliques évaporées, le béret se fait plus près de la tête et le naturel du Tarbais ou du Montois bon teint revient au galop. Il gueule alors comme un putois que le Parisieng pollue SES tendidos — qui, à coup sûr, resteraient vides si nous ne venions pas, nous, heureux résidents de LA capitale, les garnir de notre amicale présence. Toutes ces considérations et cet espèce de racisme interrégional commençant à me courir sur le haricot (et pas que le tarbais !), nous avons, avec mes amis privilégiés de Paname, pris une décision qui s’avérera lourde de conséquences et dont l’histoire se souviendra douloureusement.

Luz (gloire à elle :), fondatrice des forums de la Bronca, premier forum taurin au monde, Dionxu, quelques autres et moi-même, nous nous sommes donc concertés et avons décidé à l’unanimité qu’une bonne croisade remettrait quelques vilaines idées en place à coups de guisarme dans le fondement ! Ou, à défaut de croisade, l’ost du pays d’oïl menée par un Simon de Montfort moderne serait à même de calmer les ardeurs xénophobes de certains bas du bulbe…

Sus ! Taïaut ! Tuez-les tous, Dieu n'est pas ! (Sac de Tarbes, An de Grâce 2013.)
Paroles attribuées à Puntilla, soudard tristement célèbre pour avoir mis à feu et à sang, avec la complicité efficace de Luz et de Bloody Haribo, la riante région de Chevalie — gloire à ses chères tradiciouns !

Qu’enfin les échasses trouvent un semblant d’utilité et servent à empaler les pompeux cornichons de la fiesta brava ! Le sac de Tarbes ! Ça aurait de la gueule, nom d’une pipa !

Les Prieto d’Aire




La Junta des peñas aturines nous communique la vidéo des toros de don Tomás Prieto de la Cal qui seront combattus, le dimanche 16 juin 2013, à Aire-sur-l’Adour. Le lot est varié de pelages, mélangeant les negros aux jaboneros classiques de l’encaste et autres berrendos en negro ou en castaño. Nous reviendrons prochainement en photos sur l’élevage de Prieto de la Cal et ce lot de toros.

28 mai 2013

Fou furieux


On ne se connaît pas. Cela fait à peine une heure que l’on visite son élevage, et puis, d’un coup, sans prévenir, Rafa nous montre son cul. Comme ça, en plein champ.

— Regardez ! Là aussi j’ai pris un coup de corne.

À cinquante centimètres devant moi, je découvre, surpris, cet arrière-train et la plus grande raie des fesses qu’il m’ait été donné de voir : Rafa se targue de trente centimètres de cicatrice en plein dans le prolongement du sillon naturel.

Ce mec est fou, il faut le savoir. Un peu plus tôt, sous prétexte que le terrain est difficile pour poursuivre en tracteur, Rafa nous encourage à chercher à pied les toros qui se planquent dans les hauteurs. Ben voyons ! Allons donc chercher ces petits anges qui jouent à cache-cache dans les buissons…

Le campo est magnifique, les oliviers garnissent la colline, l’herbe est abondante et les fleurs multicolores égayent le paysage. Je respire le bon air convaincu qu’une promenade fera du bien à mes poumons encrassés par un paquet de cigarettes quotidien. Sur le plancher des vaches, un léger malaise m’envahit : ce n’est pas n’importe quel campo que nous foulons, c’est le campo bravo. Ce paysage si relaxant depuis la sécurité de la remorque devient vite angoissant, car notre visibilité s’arrête à vingt mètres. Inquiétudes…

Rafa nous précède sur le sentier imaginaire qui nous mène sur les hauteurs de la finca, là où le campo se termine et où commence la végétation plus dense de la montagne. Rafa est un guide peu rassurant, car il choisit le moment où la remorque est hors d’atteinte pour nous annoncer que ses toros aiment se reposer dans les hautes herbes, et qu’il est facile de tomber dessus sans s’en apercevoir. Ça lui est arrivé l’année dernière. Pour preuve il soulève sa chemise et nous montre une balafre dans le flanc droit. Ce type est cousu de coups de cornes. Le foie perforé et la rate explosée comme conséquences de la rencontre fortuite avec un de ses pensionnaires : les médecins se réjouissent qu’il ait pu s’en tirer. Son salut, il le doit justement à ces hautes herbes aussi traîtresses que salvatrices quand elles vous cachent du toro. Rafa nous prévient que, s’il en sort un du fourré, il faudra courir, ne pas se retourner et se jeter dans le premier talus venu. Je préfère choisir une autre stratégie : je marche dix mètres derrière, choisissant scrupuleusement l’olivier qui me permettra de me hisser pour échapper à la bête en furie.

À force de hurlements, Rafa réussit à faire sortir les toros de leur cachette. Ces derniers nous toisent un instant, visiblement dérangés dans leur tranquillité, et puis dévalent le chemin en direction de la finca. Je respire mais, tout compte fait, Rafa déclare qu’il en manque encore deux. Il nous faut poursuivre pour les débusquer. Vous ai-je déjà dit que ce type était fou ? On repart pour un tour et on gravit le sentier jusqu’à l’ermitage perdu de Santa Ana. Ça tombe bien, trois Pater, deux Ave et toutes les promesses possibles et inimaginables à la sainte Anne si l’on devait sortir vivants de la balade. La recherche est vaine. Demi-tour et retour à la remorque, sans oublier la bise à sainte Anne. Le pas est plus léger, d’autant que j’ai déjà repéré les oliviers au cas où l’on croiserait un retardataire.

La balade motorisée sera de courte durée. Dans la descente, le tracteur et sa remorque se mettent en crabe, les roues se bloquent, l’engin glisse sans contrôle et la situation prend une tournure plus qu’inquiétante. J’ai juste le temps de me caler à l’arrière du véhicule, prêt à me jeter par-dessus bord pour ne pas valdinguer et me retrouver écrasé dans les fleurs multicolores par une tonne de ferraille. La remorque se stabilise enfin ; on a eu chaud et on va en rester là pour le tracteur : pneu arrière droit crevé. Sainte Anne nous a fait un nouveau quite.

Rafa n’en démord pas. Il faut aller voir deux autres toros. Dans un enclos grand comme un canton se cache le joyau de la couronne. Un tío qui, aux dires de son propriétaire, est un « cabrón astifino como su puta madre ». Et voilà qu’il commence à nous raconter des histoires cauchemardesques de charges de tous les diables, de l’impossibilité d’enfermer la bête, de sauvetages miraculeux de vaqueros pris en chasse par le toro. Bref, une bonne mise en situation avant d’entamer la recherche à pied du toro de tous les enfers. Vous ai-je déjà dit que ce type était complètement fou ?

Tels des pygmées dans une forêt de Papouasie, nous traquons le cornu sur des sentiers étroits et inconfortables ; nous découvrons des bouses fraîches, qui témoignent d’un passage récent ; nous observons les traces de pas dans les herbes. Et finalement, rien. Bredouille mais pas vaincu, Rafa décide de contourner l’immense étendue et de finir, avec ma voiture, par un gymkhana en plein campo et par une incontournable balade à pied pour débusquer l’animal.

Je ne l’ai pas vraiment vu ce tío aux cornes comme des aiguilles. Je suis resté à deux cents mètres pour fumer une clope, le portable dans la main et le numéro des secours déjà composé. J’avais ma dose. Je le verrai sur les photos d’Albert, qui, patiemment et guidé par l’éleveur, s’approche pas à pas du toro perché sur une hauteur. Je ne sais pas s’il avait idée de lui tirer le portrait au vingt-quatre millimètres. Il suivait aveuglément les conseils de Rafa, qui l’encourageait à poursuivre sa marche et sifflait pour lui ordonner de s’arrêter, avant de l’encourager de nouveau à gagner du terrain. Moi, j’étais très bien où j’étais, loin, assez loin, je pense. Je voulais reprendre ma voiture, abandonnée au milieu de ce campo resplendissant, vérifier qu’elle était toujours en état de marche et qu’elle pourrait nous emmener jusqu’à Séville, puis à Huelva.

J’ai eu le temps de penser à Rafa, et je me suis demandé qui, de ce dernier ou de ses toros, était le plus dangereux. 

Même pas drôle


Veuillez bien vouloir excuser la qualité médiocre de cette image capturée lors du visionnage, sur le site Las-ventas.com, de la vidéo(surveillance) de l’apartado de la course d’El Ventorrillo qui sera combattue ce soir à Madrid.

On y voit ‘Bromista’* le lourdaud negro emplâtrer méchamment et sans raison apparente un des trois colorados du lot, et ‘Cañamón’ le beau castaño, qui n’a jamais vraiment apprécié les facéties du frangin — avec ou sans fundas —, et qui sent peut-être son tour arriver, amorcer un pas de côté afin de gagner un coin de corral moins agité. Du haut de ses cinq ans et dix mois, ‘Bromista’ fait la loi et montre à qui veut l’entendre qu’ici c’est lui le roi.

‘Cañamón’ (n° 17, né en décembre 2007, guarismo 8, 556 kilos) et ‘Bromista’ (n° 58, né en août 2007, guarismo 8, 626 kilos) sortiront respectivement en quatrième et cinquième positions ; je serai, n’en doutez pas, devant mon écran pour les surveiller de près.


* Farceur, plaisantin, blagueur, rigolo — bromista pesado : mauvais plaisantin.

27 mai 2013

Nostalgie taurine


Il y a dix ans, Joaquín Vidal cessait d’écrire ; je recevais Toros, La Lettre de l’ANDA et El Aficionado ; je lisais Tendido et La Voz de la Afición ; les lots de la San Isidro prenaient le métro — de Batán à Ventas —, moi, des photos… argentiques ; j’allais seul à Vic ; je rêvais Bilbao et Pamplona ; Luis Francisco Esplá et sa cuadrilla donnaient des leçons de lidia ; les fundas n’étaient encore qu’une mauvaise plaisanterie ; à Las Ventas, une « Delantera baja » au soleil coûtait 12,50 euros de moins qu’aujourd’hui ; j’achetais des livres taurins ; je regrettais Burladero.com ; les Victorino avaient de la caste et Terres taurines n’existait pas ; les Valverde, Hernández Pla, Conde de la Corte, « Pablo Romero », Barcial et autres Tulio sortaient à Madrid ; Céret présentait des novillos navarrais… Navalón fumait et Dolores souriait.

26 mai 2013

Estampes (V)


Les novillos de Parentis 2013


L’ADA Parentis informe les aficionados que les vidéos des novillos de la féria 2013 sont désormais en ligne sur son site. De quoi mettre l’eau à la bouche. Nous rappelons que les élevages choisis pour cette édition sont : Raso de Portillo, Sánchez-Rico de Terrones et Madrazo.

Photographie Chez Raso de Portillo, mai 2013 © Laurent Larrieu

25 mai 2013

Images singulières 2013


Ça se termine demain, alors si vous êtes dans le coin il n’est pas trop tard.


Nous aurions pu vous le dire avant, mais nous avions déjà attiré votre attention, l’an passé, sur ces Images singulières sétoises.

Le millésime 2013 est excellent, vraiment excellent, à commencer par le travail du photographe résident Cédric Gerbehaye. On ne laissera pas  non plus passer le noir et blanc argentique du Polonais Adam Panczuk, au Théâtre de la mer, ou les atmosphères envoûtantes de Martin Bogren avec ses « Daybreakers », toujours dans un noir et blanc somptueux. 

Plus dérangeant (comme un clin d’œil à Diane Arbus), les portraits de Roger Ballen en format 4x4, etc., etc. Incontournables, donc, les rencontres sétoises, moins conceptuelles que trop d’expositions arlésiennes, gratuites ! et plus proches de nous sans doute que Visa pour l’image à Perpignan, moins photo-reportage brut, certainement plus sensibles.


Si vous avez l’opportunité d’y aller, profitez-en pour passer un moment de franche rigolade en ne vous épargnant pas les leçons photographiques du Belge Thomas Vanden Driessche. La leçon sur la photographie conceptuelle est particulièrement savoureuse ; nous vous l’offrons ici — cliquer sur l’image pour la voir en grand et en profiter pleinement —, ou rendez-vous sur le site du photographe pour retrouver l’intégralité du délire

Vous avez jusqu’à demain pour découvrir tout cela, et bien plus encore.

Platos combinados


C’est kafkaïen, limite kafkaïen. On le savait, dans le monde taurin les rumeurs courent souvent plus vite que les toros. C’est comme ça. 
Et ce n’est pas si évident que ça. Il y a la rumeur, mais il y a aussi l’éthique, et le business… et tout ça mélangé, je vous raconte pas. 

Dans Mundobarbadillo, notre Simon national s’en est allé mélanger tout ça, l’éthique, le business et la rumeur…
Même lui il s’y perd. Pour vous dire…

Donc… Le sujet est l’hypothétique retour de José Tomás. Enfin, pas vraiment son retour, son… si… son retour. 
« Il existait une possibilité théorique pour que José Tomás torée à la féria de juillet [à Valence pour les ignares], ce qui aurait été sa réapparition. » 
Ah… Donc il a bien disparu. 

Une possibilité théorique… tellurique, allez savoir… Mais le torero a lui-même considéré que n’étant pas rétabli à cent pour cent il ne veut pas prendre le risque. 
Et Casas de lui donner raison. 
En même temps on l’imagine pas vraiment le contredire. On aurait pu en rester là, mais ça aurait manqué de sel. 

Alors on évoque le ciel, le business et les rendez-vous manqués. 

« Lo que ahora digo es que existía una posibilidad de un mano a mano entre Morante y José Tomás que ya no existe. Yo nunca anuncié nada al respecto del mano a mano entre Morante y José Tomás y por tanto nadie debería saberlo. Pero como un empresario tiene que hablar con otros toreros para negociar pues se ha corrido la voz. »
Soit : « Ce que je dis maintenant c’est qu’il existait la possibilité d’un mano a mano entre Morante et José Tomás, qui n’existe plus à l’heure qu’il est. Je n’ai jamais rien annoncé quant à un mano a mano entre Morante et José Tomás, donc personne ne pouvait le savoir. Mais comme je suis imprésario, je dois discuter avec d’autres toreros pour négocier, et ça s’est dit. » 

Ça n’a donc jamais existé, mais ça aurait pu exister. Personne ne pouvait savoir, mais visiblement certains savaient déjà un peu. Certains l’on dit, et comme il y a des choses qui ont été négociées, ben ça c’est dit, mais ça ne s’est jamais fait, donc ça n’a jamais existé. 

Mais il faut quand même bien l’annoncer, le rendez-vous manqué, sans vraiment l’annoncer, pour bien montrer qu’on est le boss. 
C’est pire que la politique, finalement. 

Mon Dieu que c’est compliqué. Y’en a comme ça, des rumeurs. Vous en voulez ? Que Tomás pourrait à nouveau tuer six toros à Nîmes en septembre ; qu’il pourrait y avoir un mano a mano Tomás - Joselito, que ceci et que cela. Elle courent les rumeurs, et pas qu’à Nîmes, ou à Madrid. 

Y’en a une de rumeur qui dit que Miguel Zaballos pourrait se garder ses novillos orthéziens sur les bras, alors qu’on imagine les affiches déjà imprimées. Foutaise, on se dit.

Elles courent, les rumeurs, souvent plus vite que les toros.


Photographie Séville, 2013 — Laurent Larrieu

23 mai 2013

L’armée de l’ombre


Ce texte est dédié à Étienne, Jean-Pierre et à tous ces anonymes de Vic et d’ailleurs qui œuvrent chaque année pour que combattent les toros. Merci à eux.


De la guerre ne restent que les noms des généraux : Koutouzov, Wellington, Joffre, Leclerc, De Gaulle, et les autres. Immenses patronymes, légendes sur piédestal, sabre à la ceinture, qui dissimulent pour l’éternité le bougre écartelé, le caporal mort de froid aux abords de Smolensk, le jeune paysan tranché comme du pain frais dans les fossés de Verdun ou les rigoles de la Marne, le père de famille obligé d’en être, mobilisé, terrorisé mais patriote, mais sacrifié. 

On oubliera toujours les gars de l’ombre. Ils ne seront que quelques lignes dans un livre d’histoire, envisagés comme une masse sans conscience, un fantôme d’humanité sans qui, pourtant, point de Koutouzov, de Wellington, de Joffre, de Leclerc, de De Gaulle, et autres — relire Tolstoï. 

Il en va de l’organisation d’une corrida comme de celle de la guerre. J’exagère à dessein, mais la logistique suit d’identiques nécessités. Il y a ce que l’on voit : l’épique champ de bataille, Waterloo qui fume dans sa plaine, Moscou sur le bûcher de Rostopchine ; mais ce que l’on voit n’est qu’une part, aboutie, de tout ce que l’on n’envisage pas, de tous ces détails dont aucun aficionado ne peut prendre conscience — et c’est normal. 

Ces petits riens qui constituent le tout, ces atomes de bonne volonté, sont tous des passionnés, patriotes volontaires de la cause taurine, militants muets du taureau de combat, tapis dans la solitude d’un couloir de bois.

L’enchiqueramiento est un moment extrêmement délicat pour l’organisation d’une corrida. Le sorteo est achevé, les cuadrillas ont cessé de râler et de chercher sous le tapis de la cuisine le sobrero plus petit, moins armé, plus bonito, le président de la course peut aller manger sereinement, la cuadra de caballos se repose et les bières coulent. Il pleut. Dans le corral, les toros ne bronchent pas — ils s’y sont habitués —, et le calme, de retour, les tranquillise maintenant. Ce soir, ils vont mourir dans l’ordre, l’un après l’autre. Chacun son numéro, chacun son tueur. 

On ouvre des portes en bois, on en ferme d’autres. On connaît par cœur le labyrinthe, on reconnaît ses ombres, ses raies de lumière, on scrute ses points morts. L’expérience n’empêche pas la défiance. Ne pas se tromper de numéro, ne pas mettre le 105 en deuxième position.
— Ça arrive !
Le talkie-walkie annonce le numéro et l’ordre de sortie. On le répète à voix haute pour que tous sachent bien. Les sabots talochent en rythme le sol crotté comme poussés par les claquements lointains et successifs du piège qui se referme derrière eux. Eux seuls ont l’autorisation de faire du bruit. Les toros s’admirent en silence, même ici sur les coursives occultes desquelles l’armée des ombres, comme un seul homme, comme une seule âme passionnée et discrète, rejoue pendant trois jours le ballet funéraire d’un abattoir où l’on vénère ce que l’on assassine.


>>> Retrouvez, sous la rubrique « Ruedos » du site, les galeries consacrées aux corridas vicoises d’Escobar et de Cebada Gago, ainsi qu’une galerie consacrée à l’enchiqueramiento des Cebada Gago.

21 mai 2013

0 + 0 = la tête à Toto


Et Talavante s’est planté… Alors oui, le vent, la tempête, le déluge et les bourrasques, ça pourrait expliquer pas mal les choses. Mais cette tronche noire et déconfite, et ces cárdenos que les figuras découvrent avec cinq ou six trains de retard, c’est comme si Ducasse vous annonçait l’invention du hachis Parmentier en vous racontant qu’on a découvert la patate ce matin.

Tu parles, Charles !… Un peu que les Victorino sont à côté de la plaque, et que c’est pas de ce week-end, même ! Oh ben, tiens, bien sûr qu’il peut toujours t’en sortir un de derrière les fagots qui va te détartrer les molaires en quelques coups de tromblon bien placés ; mais, d’une manière plus générale, le temps des Victorino pas rigolos est un peu passé… Z’ont l’air de sortir du micro-ondes, ces temps-ci… Plutôt Findus que légumes du jardin, si vous voyez ce que je veux dire ! Alors annoncer à grand renfort de tambours et de trompettes un « seul contre tous » majuscule à Madrid face à ces toros — de légende, certes, mais plus vraiment au sommet —, c’était comme engager une competencia avec le Cid de Bilbao… avec cinq ans de retard et toute l’eau qui a coulé depuis !

Que je sache, c’est pas nouveau que les toros c’est comme les pastèques. Question de cycle, de temps, de pas grand-chose, de coups de pas de bol et, peut-être un peu, le résultat de cette division d’opinions entre le vieux et le jeune Victorino dont on sait depuis perpette qu’elle est évolutive, et pas forcément dans le sens qu’on aimerait. Bref, un peu de tout ça pourrait expliquer qu’il ne se passa rien, samedi soir, à Las Ventas. Mais, de grâce, comment allez-vous me raconter, vous autres, qu’après un tel barouf le sieur Talavante himself eut l’air de se sentir si peu concerné, si peu présent, si peu engagé dans cette affaire, qui bourdonnait lourdement pourtant dans les rues de la capitale du monde taurin et s’annonçait, à grands coups de teasers « tarantinesques » et de discours pleurnichards aux balcons de la plaza royale, comme l’événement de la temporada ?

Demandez à Botha ou Fernández Lobbe s’ils crevaient pas de bouffer du bougnat, ce même jour vers 18 heures, malgré les bourrasques « dubliners » ? Autres mœurs, autres principes, je vous l’accorde, mais ceux qui savent confirmeront qu’une finale c’est un rendez-vous pas comme les autres, où les forces se décuplent, l’agressivité est à son comble, et où l’on surgit du couloir sombre, fumant comme la Grosse Bertha, avec un mental de déglingo. Bref, faut reconnaître que ça claquait plutôt pas mal, tout ça, mais aujourd'hui que le score est affiché au planchot, tout ce tapage a l’air de pas grand-chose… À peine une mauvaise blague carambar qu’on balance après s’être désolé de tant de nullité et avant de passer à autre chose… Quant à nos espoirs, nos croyances et nos désirs, pschiiiiiitt… comme dirait le père Chirac. Que dalle, partis en sucette, nada et peau de zob… Rien il n’y eut, à Madrid. Rien de rien de rien de rien… On attendait Fellini, et on nous a servi un Ontoniente des grands jours : con et mauvais.

Alors, c’était quoi l’objectif d’un tel plan com’ pour nous vendre un nanar pareil ? Personnellement, je n’en vois pas… à part peut-être la com’, tout bêtement. Car j’ai beau tourner le problème dans tous les sens, moi j’invite pas mes potes à l’apéro du siècle si c’est pour leur servir un Lipton Yellow et leur raconter comment la crise me mine. Mais je les invite pas non plus sur des promesses de millésimes frelatés et bouchonnés. Pourtant, on aura du mal à me faire croire que les choses n’avaient pas été taillées et cadrées au millimètre. Alors quoi ?… Période fatale pour l’Espagne, où le seul moyen de remplir les gradas était de s’afficher quinze jours à l’avance sur les écrans plats, entre la lessive et les yaourts 0 % de matière grasse ? Eh bé, je me demande si je vais pas finir par le croire quand on voit l’entrega de celui qui aurait dû être le héros du jour, et qui a visiblement changé d’opinion comme viendrait la « caguère » sitôt sorti son premier pénible adversaire, car, il faut l’admettre aussi, Victorino n’est pas en odeur de sainteté dans les arènes, et s’y précipiter à la seule annonce de son nom est, en ce moment, aussi risqué que de parier sur la bonne foi d’un ministre.

C’est prouvé, c’est comme ça, tous connaissent le bache. Bien sûr, nous souhaitons que les choses s’arrangent rapidement, mais quelque chose me laisse penser que tant que les cárdenos de Galapagar sortiront autrement qu’avec leurs légendaires trognes de guidon, tous les Talavante du monde pourraient se donner la main que ça ne suffirait pas à changer le cours des choses. Les esprits chagrins et autres pisse-vinaigres vous diraient qu’il y a peut-être matière à s’inquiéter de voir le gratin du toreo parader avec le sorcier et son lardon en s’affichant dans les soirées de gala, tapis rouge et robes de soirée façon « montée des marches », car on se doute que cette opulence bling-bling est toujours un peu suspecte ; ça assure le lleno, pardi, mais ça aide parfois aussi à mieux masquer le vide sidéral du film qui vient derrière… même à Cannes où l’on oublie si souvent qu’on y va généralement pour autre chose que les stars — l’événement s’arrêtant parfois quand la projection commence.

Alors oui, peut-être un simple ratage… ou bien une stratégie destinée à mieux faire passer les pilules qu’on prévoit acides ? Allez savoir… Moi, je n’ai pas de réponse, mais je fais le constat que lesdits « événements » s’enchaînent et finissent par se ressembler suspicieusement. D’abord Manzanita, puis Talavante qui choppe à son tour le bonnet d’âne alors que Victorino n’en finit plus de porter sa croix… Les tendidos se remplissent, certes, mais ça commence à faire tache tous ces ratages… Alors, gaffe à pas trop renouveler l’« événement », les gars, car au vu des résultats, on pourrait se lasser de vos effets d’annonce un peu démesurés, si l’on compare la réalité aux faits…


« On peut tromper une personne mille fois. On peut tromper mille personnes une fois, mais on ne peut pas tromper mille personnes mille fois. » — Alain Berbérian

17 mai 2013

Ce lieu où l’on ne s’arrête pas


On ne s’attarde pas devant une porte d’entrée. 

On sonne, puis on entre. On sonne, on frappe, puis, si personne ne répond, on repart. On ne reste pas devant une porte d’entrée. On passe, c’est tout. 

D’ici, c’est l’Andalousie que l’on veut pénétrer. On devine ses premières rondeurs, et l’horizon céruléen n’autorise qu’un aperçu furtif, mal esquissé, d’une surface sombre et infinie, encore sans arôme. Il faudra s’approcher. 

On ne s’arrête pas ici, on entre plus profond — deux parois nous contraignent ; on entre, heureux et conquérant. 

Dans sa biographie du photographe Henri Cartier-Bresson1, Pierre Assouline considère que le maître n’a réalisé qu’une seule photographie « érotique » dans sa vie : la photographie d’une allée d’arbres prise en pleine Brie, en 1968. L’Origine du monde en mode Leica, sans recadrage, évidemment, jambes écartées à la vue de tous les gamins du monde. La métaphore peut paraître osée, aisée, mais elle s’applique aussi à ce lieu où l’on ne s’arrête pas. 

Ici donc, c’est la chatte de l’Espagne, une vulve acérée, un con aux allures gothiques d’où accoucha l’Espagne chrétienne un jour de juillet 1212 — bataille de Las Navas de Tolosa. Alphonse VIII et les siens en remontrèrent aux Almohades, bien décidés à entrer plus avant, à franchir ce seuil fantasmé que cinq cents ans de préliminaires avaient décidé d’ouvrir. Ces temps lointains étaient plus enclins à l’assaut viril qu’aux roucoulements romantiques, et l’on jeta les « chiens » arabo-musulmans dans les abîmes de ce vagin sublime, ouvert au ciel et au-dessus duquel même Dieu — lequel ? — sentait s’affermir ses lubies. De là viendrait le nom de ce lieu où l’on ne s’arrête pas : Despeñaperros. 

C’est le défilé de Despeñaperros, où l’on glisse en 2013 sur l’asphalte usé d’une autovía surchargée. On ne regarde que les panneaux qui annoncent Córdoba, Sevilla ou Granada ; et le reste, les lèvres aiguisées, gourmandes et offertes, ici quoi, n’existe plus mais l’on repassera… sans s’arrêter, éjaculateurs précoces de l’errance que nous sommes tous devenus. 

La Carolina est le premier bourg sur la droite et, malgré les apparences, La Carolina signifie « mâle » dans ses origines germaniques. Pute éblouissante, gueularde, parfois trop belle, parfois trop femme, l’Andalousie ne se donne que sous le regard de ce clitoris blanc et ocre pointillé de toros et strié de cheminées de mines délaissées. 

Car les toros ont des couilles ! 

Alors il y en a partout, ici, dans ce lieu où l’on ne s’arrête pas. On croirait même une carte postale pour satisfaire ces millions de passants-à-toute-vitesse dont le seul désir est de filer vite arroser de leur lourdeur, de leur fatigue, de leurs rêves aussi, la caverne vendue de l’ancien Al-Andalus. Ici où ne s’arrête personne, les toros appartiennent à la ganadería Orellana Perdiz — Murube pour rejoneo. 

Des toros sur le clitoris de l’Espagne.


1 Pierre ASSOULINE, Cartier-Bresson, l’œil du siècle, coll. « Folio », Gallimard, 2001.


>>> Retrouvez, sous la rubrique « Campos » du site, une galerie consacrée à l’élevage Orellana Perdiz.

Les toros de Vic 2013


Demain commence la féria de Vic. Pour découvrir les toros de cette édition — corrida concours (2 Murteira Grave, 2 Margé et 2 La Quinta), Mauricio Soler Escobar, Cebada Gago et Adelaida Rodríguez —, rendez-vous sur le site d’Étienne Barbazan, qui les a photographiés dans les corrals de la plaza.

Photographie Un toro de Vic 2013 © Étienne Barbazan

15 mai 2013

Conférence taurine, à Aire, le 17 mai


Les peñas aturines organisent, ce vendredi 17 mai 2013, à 20 h 30, salle de l’Orangerie à Aire-sur-l’Adour, une conférence taurine avec comme invité de choix don Tomás Prieto de la Cal, qui présentera certainement les toros retenus pour la prochaine corrida des fêtes du dimanche 16 juin 2013.

Entrée libre et gratuite.


Photographie Un toro de Prieto de la Cal prévu pour Aire © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com

11 mai 2013

Pas plus un toro qu’un visage


La dame blonde avait un visage d’aigle. Sans raison, en la croisant çà et là aux abords des arènes, j’ai toujours imaginé qu’elle aurait pu prêter cette figure cunéiforme au pinceau d’un Modigliani qui ne se serait pas privé de l’étirer encore plus, de redessiner le saillant de ce nez à sa façon, si particulière, si à lui. On traîne des trucs bizarres dans nos têtes. 

Au début, ce fut un caprice de riche, comme tant d’autres l’avaient fait avant elle. L’aisance, la renommée, les relations et son nom sur un bout de papier accolé à côté de celui de Curro Romero. Beaucoup se lassent des caprices de ce genre, revendent ou laissent faire. Quand elle constata l’état pitoyable de ses Atanasio, elle souffleta son caprice et observa longuement dans le miroir ce visage d’angles, tendu vers l’avant comme les œuvres de Chillida à Donostia, ce faciès décidé et avec lequel elle n’avait pas d’autre choix que de s’entendre ; et elle y découvrit qu’un toro ne s’achète pas seulement, mais qu’il se fabrique, se modèle et qu’à la fin il vous ressemble. 

Comme rien n’est parfait dans la vie, pas plus un toro qu’un visage, elle éleva des toros tendus vers l’avant comme les œuvres de Chillida à Donostia. Et Madrid succomba. Parce que Madrid est imparfaite, râleuse, caractérielle, autoritaire, et parce que Madrid porte en elle cette beauté qu’il convient d’inventer, d’imaginer, qui demande un effort et qui n’est pas servie sur un plateau de blanc et d’or. Séville est le contraire, et ses toros n’y étaient pas bien. 

Reste Pamplona. Imperfection magique et agaçante, addiction envoûtante, délire époustouflant. Elle était presque chez elle. Encore une imperfection. Elle venait voir ses toros démesurés pénétrer dans les chiqueros et rendait à chacun, anonymes et dérisoires, le sourire qu’on lui tendait. Elle s’inquiétait des toreros, mais pas trop. Il y avait des cornes, c’était ainsi. Il fallait qu’ils fassent peur, ses toros. 

Cette année, Dolores Aguirre Ybarra ne verra pas combattre ses toros. Elle est décédée il y a un mois et repose dans son village biscayen de Berango. Ses toros portaient la devise noire à Saint-Martin-de-Crau et ils furent excellents. Il y a trois ans, lorsque son époux l’avait précédée, c’est à Orthez qu’on sortit la devise negro azabache, et les toros y avaient été très bons. C’est étonnant, d’ailleurs, ces concours de circonstances, ou ces coïncidences. En 1999, peu de temps après la mort de Juan Luis Fraile, le lot madrilène, arborant pavillon noir, avait raflé tous les prix de la San Isidro. La mort s’acoquinerait-elle facilement de la bravoure ? 

Le lot de Saint-Martin-de-Crau était presque parfait — cinq toros sur six. Presque parfait, ça convient tout à fait.

Rien n’est parfait, pas plus un toro qu’un visage.


>>> Retrouvez, sous la rubrique « Campos » du site, une galerie consacrée à la camada 2013 de l’élevage Dña. Dolores Aguirre Ybarra.

Génial


Superbe aux yeux de glace, Talavante, mèche laquée ramenée vers l’arrière en vague et costard Smalto ouvert façon golden boy en roue libre, zone dans les rues bleues de la capitale espagnole, conscient qu’il est maintenant face à son destin, conscient qu’il a jeté lui-même sa peau dans la cage aux fauves, par honneur, par fierté, par torería et par tout ce que vous voudrez… Parce qu’il ne peut plus reculer, il avance, pas après pas, les yeux dans le vide, le cœur gros et le compte en banque pesant… Des toros gris, puissants et furieux, zèbrent ses pensées… Regard perdu sur la ville, quelques millimètres de vitre et, là, le vide… glacial, infini. Au fond, l’avenir, le destin — le sien… Le rendez-vous est pris, ce sera le 18 mai… à Las Ventas… Madrid. 

Génial, vraiment génial, cher Alejandro, je te l’accorde, mais, après ça, faudrait voir à pas te rater si tu veux pouvoir circuler toujours aussi sereinement dans les rues de la ville, sans déclencher la poilade… ou la compassion. 

Suerte, Maestro. 

Estampes (III)


La photographie est signée Étienne Barbazan ; il s’agit d’un toro de Juan Luis Fraile « lidié » à Vic, en 1996.



10 mai 2013

Étienne Barbazan


Étienne Barbazan est une des nouvelles têtes pensantes du Club taurin vicois. Il est donc amateur de campo, mais aussi photographe.

Tout ceci vient de se conjuguer dans un nouveau site de photographies, Al campo… qui n’a rien à voir avec la chaîne de supermarchés ibérique. Enjoy.

Toro rouge et haines noires


Les toros sont « racistes » !

Les mayorales et autres vaqueros en sont persuadés. Il n’y a chez les toros, évidemment, aucun fondement idéologico-culturo-religio-couillono-frontiste qui puisse expliquer cette tendance assurée à la discrimination. Néanmoins, il est souvent facile de constater dans les troupeaux un comportement peu amène à l’égard de certains congénères, comportement qui pourrait être classé en deux catégories : un racisme d’encaste, qui relèverait plus d’un communautarisme assez obtus, et un racisme de pelage, assez proche du bon vieux « t’as vu le bougnoul ? »

Pour étayer la démonstration, citons le cas des erales Veragua de Javier Gallego, qui ne supportent pas leurs confrères d’origine Las Ramblas (Domecq). Ils ne jouent jamais avec. Idem entre les Urcola et les Vega-Villar de la famille Galache. Même constat autrefois chez Zaballos entre les Saltillo et les Clairac.

Chez Cuadri, les toros marrons (castaños) sont rares. Il se raconte qu’à l’origine le fondateur de la ganadería, qui ne les aimait pas, tenta de les éliminer. Hélas — pour lui —, la génétique en a voulu autrement, et, depuis quelques années, la casa Cuadri présente de magnifiques — et souvent très « encastés » — toros castaños, en particulier à Madrid. Pour cette année 2013, un castaño seulement pourra défendre les couleurs de la devise. Il ronchonne dans le cercado du lot de Céret et déteste se faire photographier. Selon le mayoral, les autres le malmènent et font tout pour lui pourrir la vie pour la simple raison qu’il serait castaño, et que les autres n’ont pas l’habitude d’en voir. Et d’ajouter que, pour cette raison, la famille préférerait envoyer ce toro à Madrid plutôt qu’à Céret, où l’exiguïté des corrales risquerait de lui coûter la vie.

Longtemps a été répétée cette idée que le rouge comptait peu en tauromachie, car les toros ne le percevaient pas. C’est faux.
Les toros, comme la majorité des bovins, perçoivent des couleurs avec plus ou moins de définition. Des études très sérieuses ont montré que « la vision des couleurs pose une grande question dans le monde animal ; en effet, il est très difficile d’obtenir des informations exactes sur ce problème. Étant donné la pauvreté de la rétine des bovins en cônes, eux-seuls responsables des impressions chromatiques, nous pouvons concevoir une déficience de la vision des couleurs. Néanmoins, la simple présence des cônes prouve qu’ils distinguent les couleurs. […] Les résultats de toutes les expériences convergent. Ils indiquent que les bovins perçoivent et différencient correctement les couleurs de longueurs d’onde moyenne et longue, c’est-à-dire proche du rouge. En revanche, ils discernent mal les couleurs de faible longueur d’onde, c’est-à-dire proche du bleu. De plus, l’orange est souvent confondu avec le jaune*. »

Rien d’étonnant, à la lecture de ce court extrait, que le toro rouge chez Cuadri soit considéré comme un paria par tous les autres, uniformément noirs… À moins que les toros ne rejouent une pièce sombre de l’histoire nationale durant laquelle le rouge n’était pas en odeur de sainteté.

* Entre autres sources possibles, il convient de parcourir la thèse de pharmacie de Renaud Valette soutenue en mai 2002 à l’université Nancy I et intitulée « La vision chez les bovidés, cas particulier du taureau de combat ».


>>> Retrouvez, sous la rubrique « Campos » du site, une galerie consacrée aux toros de Cuadri prévus pour la San Isidro de Madrid 2013.

09 mai 2013

Tyrannosaure vs Éléphant, hommage à Ray Harryhausen


Encore un post pour les amateurs de bizarre ? C’est bien ça. Au jeu du « Mort ou pas mort », je n’aurais pas parié grand-chose sur le souffle de Ray Harryhausen il y a une semaine, et pourtant, comme le veut l’adage, quelques heures avant sa mort il était encore vivant, et son décès est survenu voici deux jours au bout de quatre-vingt-douze années d’une vie que l’on imagine bien remplie. Biberonné à Télérama dans mon enfance, j’avais suivi les conseils du magazine un jour de diffusion de Jason et les Argonautes, et m’étais justement délecté du combat entre les Argonautes et les squelettes (nés, si je me souviens bien, des dents de l’hydre ou autre fantaisie), véritable chef d’œuvre de bricolage animé.

À son actif, Ray avait réalisé image par image les effets spéciaux de quelques dizaines de films (pour la plupart très passables), ces fameuses série B dont on fantasme le souvenir : une interminable glace italienne, un cinéma de village en été, une voisine arborant le décolleté de Sofia Loren dans une robe à pois obnubilant inexplicablement les pensées de vos dix ans. Des années 1940 à l’orée des années 1980 (avec le très mauvais Choc des Titans), Ray fit œuvre de magie vingt-quatre fois par seconde à coups de maquettes, d’animaux préhistoriques et de monstres zarbi avec, en prime, le loisir de lorgner sur la robe de Raquel Welch lors du tournage d’Un million d’années avant J-C, ce qui n’était pas rien… Aurélien Ferenczi lui rend un très bel hommage sur son blog.

Le rapport avec la paella ? Il est tiré par les cheveux, comme souvent, mais nous allons intéresser la chose. Ray Harryhausen réalisa les effets spéciaux de l’improbable La Vallée de Gwangi, dont je viens de découvrir le pitch saisissant sur Wikipédia : « À la fin du XIXe siècle, aux États-Unis, un groupe de cow-boys découvre et part explorer une mystérieuse vallée peuplée de créatures préhistoriques (animées par Ray Harryhausen), notamment un Eohippus, un stégosaure, un ptéranodon et un Ornithomimus. Après de nombreuses péripéties, les aventuriers parviennent à capturer au lasso un tyrannosaure nommé Gwangi (lui aussi animé par Ray Harryhausen), le ramènent en ville dans une cage improvisée et l’exposent dans un cirque. Mais le dinosaure parvient à s’échapper, se bat contre un éléphant (également animé par Ray Harryhausen) et sème la panique jusqu’à ce qu’on parvienne à l’enfermer dans une cathédrale, où il meurt au cours d’un incendie. » Rappelons que le LSD était en vogue, en 1969…

Si la corrida n’est pas un spectacle, comme dirait Laurent, le combat dans une arène entre un tyrannosaure et un éléphant vaut, lui, le coup d’œil, ainsi que le prouve cette vidéo. Trouvez-moi l’arène où cela fut filmé, et vous gagnerez un SMS dédicacé live from Las Ventas pendant le solo de Talavante, le 18 mai. 



Indice 1 : Joséphine Douet m’a envoyé une photo de ces arènes il y a quelques années.
Indice 2 : Ne vous laissez pas abuser par les drapeaux.
Indice 3 : Initiales BB.