Le pire qui puisse arriver à un toro de lidia est de mourir seulement. S’effondrer lourdement, se coucher sur le flanc, l’œil torve et fixe, et être traîné par l’arrastre sans avoir combattu, sans avoir accompli un destin pour lequel l’ont vu naître le soleil d’Andalousie et le souffle soyeux des grands eucalyptus.
Les Prieto de la Cal sortis hier à Aire-sur-l’Adour sont morts seulement. Des six (le cinquième, une estampe berrenda en castaño, fut difficilement exécuté en piste après s’être brisé les vertèbres — ? — dès sa sortie, et dut être remplacé), tous moururent comme ils étaient entrés, sans vivacité, sans remous, sans colère. L’abrupte coiffe de la marquise de Seoanes perdait de sa superbe à mesure que ne combattaient pas ses toros, qu’ils n’étaient pas piqués — le tiers de piques fut le plus souvent un simulacre indigeste par la faute du manque de race et de force des toros —, qu’ils restaient plantés là, défensifs parce qu’abouliques, amorphes, limités, incolores même malgré les pelages jabonero et berrendo en negro aparejado qu’arboraient les trois premiers. Derrière ses lunettes noires et éternelles, son fils, Tomás Prieto de la Cal, a dû fermer les yeux de dépit et de rage. Le lot était correctement présenté, sans les excès auxquels s’habitue insidieusement le public, qui le trouva petit, léger, mal armé. Aire-sur-l’Adour n’est pas Mont-de-Marsan, et Mont-de-Marsan n’est pas Bilbao. Les Prieto de la Cal de ce dimanche 16 juin correspondaient au type que l’on est en droit d’attendre de ces Veragua âgés de quatre ans : bas, relativement musculeux, plutôt bien développés du train avant et armés sans frayeur, mais correctement — quelques cornes « astillées » ou « escobillées » pour certains toros.
Comme une note d’espoir, en quittant les arènes, il était rassurant de se dire que la corrida est une école du doute. Que les toros de lidia restent des êtres vivants, complexes donc. Que rien n’est écrit à l’avance, qu’il n’y a pas de répétition, pas de relecture préalable, pas de correcteur d’orthographe intégré. La corrida est ainsi et c’est ça, cette fragile incertitude qui fait marcher les aficionados, qui meurt peu à peu, qui meurt seulement. Et c’est ça que Javier Castaño semble ne pas comprendre. Les prestations de sa cuadrilla deviennent des numéros de cirque attendus par un public conquis a priori. Sandoval demande à ce que le toro soit placé loin lors de la première rencontre, et tout le monde s’enflamme sans se rendre compte que ce petit jeu porte en lui l’antithèse d’une lidia logique et réfléchie. La notion de distance est niée, tout comme le sont celles de châtiment — piques traseras les deux fois — et de progression dans l’épreuve, seules à même d’évaluer la bravoure réelle d’un toro. La troisième pique — inutile hier — au regatón était le malheureux point d’orgue d’un numéro infondé auquel Castaño devrait bien vite mettre fin… à moins, et la tendance se confirme, que le public des corridas à pied ne fût devenu inconditionnel de la monte vaquera, que maîtrise à la perfection Tito Sandoval.
Les toros de Prieto de la Cal, ceux d’Alès comme ceux d’Aire, ont réduit à une peau de chagrin les espoirs qu’avaient suscités les toros « lidiés » à Céret en septembre 2012. La corrida est ainsi ; elle reprend ce qu’elle donne et, même s’il est difficile d’en accepter la sentence — d’autant plus quand il s’agit d’une petite ganadería menée sans artifices (fundas et autres supercheries camperas) et d’un sang unique qui devient rare —, être aficionado c’est savoir accepter et espérer, encore et toujours, que demain les toros ne viendront pas mourir seulement.
>>> Retrouvez, sous la rubrique « Campos » du site, une galerie minimaliste consacrée à la corrida de Prieto de la Cal « lidiée », à Aire-sur-l’Adour, le dimanche 16 juin 2013.