05 juin 2013

« Le Taureau de Bordeaux »


Une nouvelle de Fabien Penchinat illustrée par Alain ‘Puntilla’ Lagorce.


Prologue

Le lundi 11 mai 1801, sur le sable des arènes de Madrid, le taureau ‘Barbudo’ bouscule le maestro Pepe Illo, l’attrape au sol de sa corne acérée et l’envoie voltiger dans les airs. Les secondes semblent interminables. Pepe Illo, grand matador fragile et sensuel, n’est que poupée de chiffon désarticulée. Dans les minutes qui suivent l’accrochage, arrivé au bout de son chemin, arrivé au bout de son art, il meurt.


Bordeaux, nuit du 15 au 16 avril 1828

Le vieux Francisco de Goya, voûté, grincheux, sourd comme un pot et presque aveugle, s’arc-boute dans son atelier. Malgré la maladie qui le ronge, malgré la vieillesse qui le rattrape, il frotte une grande pierre plate depuis de longues minutes. Coincé au pied d’un escalier en colimaçon menant à la paillasse du peintre, le grand établi n’est éclairé que par le halo d’une lampe à huile. Voilà tout son univers, désormais : un simple atelier, avec de grandes fenêtres à carreaux translucides qui laissent deviner au loin les lumières vacillantes de la ville et le calme protecteur du jardin. Les courants d’air marin glacent l’atmosphère, mais c’est là qu’il veut être. C’est là qu’il veut continuer à travailler, continuer à exister.

Au cœur de la nuit, la jeune Rosario pousse la lourde porte grinçante et pénètre dans l’atelier. Comme d’habitude, Goya ne l’entend pas venir. Pendant quelques secondes, la jeune femme aux yeux sombres observe le vieil homme. Attendrie et bienveillante, elle est admirative devant cette volonté inébranlable de création. Elle s’avance, doucement, pose délicatement sa main sur l’épaule du peintre pour signaler sa présence et embrasse tendrement sa tempe grisonnante.

« Ah, Rosario, c’est toi ma petite, ma plus fidèle ? Je suis heureux que tu aies pu venir ce soir. Que ferais-je sans toi ? Tu arrives à point nommé, je suis en train de poncer la pierre pour ma dernière lithographie. Tu vas pouvoir m’aider, cela est bien trop fatigant pour mes vieux os. Et puis, je vais continuer à t’apprendre les mystères de notre art.

— Bonsoir, Francisco. Mais je les connais vos mystères, vous me les avez déjà dévoilés mille et une fois, je…

— Non, non, non, ne fuyons pas devant le travail, mademoiselle ! Regarde, pour que le grainage soit parfait, il faut mettre du sable et de l’eau entre les deux pierres et les frotter l’une contre l’autre, en faisant des gestes amples. C’est épuisant, mais nécessaire. Tiens, assieds-toi et aide-moi. Il faut prendre des pierres bien sombres, bien dures pour pouvoir dessiner avec précision. Ne prends jamais de pierres trop claires, tu n’arriveras à rien. Et le carrier de Frontenac est un escroc, ne va pas chez lui, il te vendra ses cailloux au prix de l’or ! Voilà, frotte avec douceur, bien. Elle sera parfaite ta pierre.

« On va pouvoir se mettre sérieusement à l’ouvrage maintenant. Apporte-moi donc mes deux crayons à l’huile, le normal et le très gras pour faire les ombres. Je vais commencer notre dessin de ce soir. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir inventer de farfelu cette fois-ci ? Encore un taureau, certainement. De toute façon, il n’y a plus que ça qui m’intéresse, les taureaux d’Espagne que je ne peux plus voir. Ça y est, j’y suis. Je n’y vois plus grand-chose, mais ma main avance toute seule. Elle les connaît par cœur ces taureaux de papier, comme s’ils avaient toujours existé et qu’il suffisait de leur redonner vie. Regarde, Rosario, tout autour de l’arène, il y a le bon peuple de Madrid, à la fois horrifié et fasciné. Il crie, il tremble. À gauche, tiens, je vais te dessiner : Rosario chevauchant un taureau, tel un sagittaire-minotaure. Tu seras picador, ce soir ! Un picador aux longs cheveux de jais, comme ceux de ta mère. Elle était belle ta mère, tu sais ! Et là, victime des combats passés, ton cheval gît déjà sur le sable, de la paille à la place des viscères. Alors tu as changé de monture, ma chère. La bête noire te va mieux que ce petit cheval de foire, n’est-ce pas ? Et qui, pour affronter cet étrange équipage ? Un homme du peuple en habit de ville, avec un grand feutre noir. Il s’apprête à planter ses banderilles, le cul fermement posé sur une minuscule chaise en osier. Comme si, le courage, il le trouvait sous son cul plus que dans ses couilles ! En voilà un beau tableau, fantasque et puissant, intense et dramatique !

« Sais-tu que j’ai déjà été à la place de ce courageux petit bonhomme ? Bien sûr, tu le sais, je te l’ai déjà conté cent fois. Je radote, je radote, mais j’aime tant faire revivre le passé. C’était il y a des lustres, avant que je ne sois vieux et cassé. Mais dans mon temps, j’ai su toréer, et je ne crains personne avec une épée à la main. On était de sacrés sacripants avec mon camarade Martín. Martín Zapater… tu le connais depuis toujours. On en faisait voir de toutes les couleurs aux vaqueros pour arracher quelques passes à leurs bestiaux. Ils étaient presque plus dangereux que leurs bêtes, ces éleveurs. Maintenant, je tousse et je crache du sang. Ils sont bien loin les taureaux de don Fernando. Je n’ai pas pu être torero, certes, mais le dessin c’est ma façon à moi d’affronter les taureaux. C’est une autre forme de l’art de toréer, voilà tout. Et puis, tu connais beaucoup de matadors de plus de 80 ans ? Je suis le seul qui reste avec mes crayons, mon papier et mes pierres.

— Ah, mon ami, vous êtes certainement le dernier des toreros-artistes. Mais je m’inquiète pour vous. Chaque fois que je viens vous rendre visite, vous vous plaignez de douleurs lancinantes. Et cette toux grasse qui n’arrive pas à vous abandonner. Vous devriez quitter ce cagibi glacial, Francisco. Pourquoi vouloir à tout prix continuer à créer, alors que cela vous fatigue tant ?

— J’ai bien vieilli, en effet, mais je reste un homme libre dans ce petit atelier bordelais ; libre de dessiner ce que j’aime vraiment : les taureaux méchants, les vieilles au miroir et les enfants toutes nues qui, pour tenter les démons, ajustent bien leurs bas1. Fini les tableaux des grands de ce monde qui n’ont aucune âme au fond des yeux ; fini les portraits ridicules de leur rejetons trop bien peignés ; fini de glorifier leurs exploits militaires qui réduisent en charpie le peuple d’Europe ; fini les bondieuseries que l’on m’imposait à l’Académie de dessin. De toute façon, Dieu n’existe pas pour ces gens-là. La seule chose à laquelle ils pensent vraiment, ce sont leurs putains affalées sur des divans trop propres. Et dire qu’ils m’imposaient de les dessiner pour qu’ils puissent s’en souvenir une fois qu’elles ne voudront plus d’eux.

« On a bien fait de quitter l’Espagne, ma petite. Plus besoin de cacher sous le manteau les gravures de mes Caprices pour lesquels l’Inquisition, dans sa grande reconnaissance, voulait me faire rôtir sur le bûcher ! À quoi bon accumuler les titres et les honneurs si c’est pour sombrer dans l’obscurantisme avec ce sot de Ferdinand. Quand je pense qu’ils ont persécuté Jovellanos et José Moñino, mes frères de pensée. On dit même qu’ils ont coupé tous les doigts de mon ami Sepúlveda. Un par jour, pendant dix jours. Pour qu’il ne puisse plus, sur ses gravures, témoigner de leur tyrannie dégueulasse. Un doigt par jour, les chiens. Et ça se dit chrétien ? Dieu reconnaîtra les siens, ma petite Rosario, Dieu reconnaîtra… »

Le vieux Goya est interrompu par une violente quinte de toux.

« Et voilà, cela vous reprend ! Vous ne devriez pas vous énerver en ressassant le passé. Cela n’est pas bon pour votre cœur. Vous le savez, le docteur Blanchard vous le répète à chaque fois.

— Tu as raison, tu as raison, retournons à notre lithographie, ça nous fera oublier ces salauds. Le crayon a séché et le gras a bien pénétré les pores de la pierre. Regarde, on peut maintenant passer un coup de brosse souple sans que le tracé ne bave. Il faut bien épousseter pour qu’il ne reste plus aucune impureté. C’est poussiéreux ici, il faut redoubler de vigilance. Il est important de bien préparer le support pour pouvoir imprimer plusieurs exemplaires sans que le dessin ne s’altère. Tu t’en souviendras ? C’est qu’il faut quand même les vendre ces dessins. On reste des commerçants, nom de Dieu… des commerçants un peu fous, mais des commerçants tout de même ! Voilà, applique-toi.

« Après, il faut encrer la pierre, Rosario. Regarde, on prend ce gros rouleau qui baigne dans l’encre noire et on le roule sur notre pierre. Le gras de nos coups de crayons fait pénétrer l’encre dans la pierre. C’est presque de la magie… de la magie noire ! Tiens, fais-le, passe le rouleau plusieurs fois et entre chaque passage, n’hésite pas à éponger. Quand tu auras fini, on protégera la pierre avec de la sève d’acacia d’Arabie. Sens comme ça sent bon, ce sont les mystères de l’Orient qui rentrent dans l’atelier. Tu la prendras toujours d’Arabie, cette sève aux profonds reflets mielleux, jamais du sultanat d’Oman. Les Omanais, ils ne font que de la pacotille, de la tambouille pour scribouillards. Là, passe bien l’éponge avec la sève. Là, on sent l’arbre qui voudrait repousser. Et n’hésite pas à affiner le dessin si un peu d’encre déborde. Je te montre, comme ça tu pourras le faire toute seule la prochaine fois. On signera « Goya » quand même. Ça se vendra plus cher… mais ce sera notre secret, mademoiselle l’artiste ! Enfin, il se fait tard et je parle pour ne rien dire ! Je ne fais que répéter et ressasser. Tu es bien gentille d’écouter encore les conseils d’un vieux singe. Voyons, tu connais ça parfaitement. Depuis tout ce temps, ça fait des lustres que tu peux te débrouiller toute seule !

— Oui, Francisco, je connais tout cela. Vous me l’avez enseigné cent fois, ici et en Espagne. Il n’y a qu’une seule chose dont vous n’avez jamais voulu parler. Mais il faudra bien que vous me disiez, pour vous et ma mère, que vous me disiez si…

— Tu dis ? Je ne t’entends pas Rosario. Tu sais bien ! Depuis ma foutue maladie, je n’entends presque plus rien. Mais qu’importe, allons maintenant imprimer notre première épreuve. D’ailleurs, il faut lui trouver un nom à ce dessin. Comment pourrait-on l’appeler ? Doña Rosario y la suerte de vara ? Ça nous rappellera cette fraîche nuit de printemps. Va pour « Doña Rosario ». Tiens, attrape donc la feuille qui est derrière toi et place-la entre la pierre et la plaque. Voilà. En alignant bien les traits. Parfait. Maintenant, ferme le râteau et tourne la roue. Tourne la roue fermement, ma belle, et notre dessin va naître. C’est le moment magique… quand doña Rosario devient picador !

« Dis-moi, Rosario, est-elle belle cette épreuve ? Je ne vois pas. Est-ce qu’on sent bien la violence du taureau et le courage du peón ? Est-ce qu’on voit bien la bravoure du peuple d’Espagne et la beauté de Rosario ? Est-ce que nos amis français, qui n’y entendent rien au toreo, vont comprendre que le sable des arènes vaut bien les fresques des palais ? Pedro Romero, ce truqueur de Costillares et mon pauvre Pepe, ça c’étaient de vrais artistes !

« Allez, ma Rosario, elle est parfaite cette lithographie, je le sais bien. Je vais imprimer quelques feuilles ce soir. Tu peux t’en aller maintenant, je vais me débrouiller. Allez, file, avant que ma folie ne te rattrape autant que ma technique de dessin. Bonne nuit, ma belle.

— Bonne nuit, Francisco. Mais ne veillez pas trop tard, tout de même. Il faut vous ménager, vous savez.

— Oui, oui… le bon docteur Blanchard… je sais. Bonne nuit, bonne nuit… »

Toujours sans réponse, Rosario s’apprête donc à quitter l’atelier de l’artiste. Assis à son établi, le regard dans le vague, n’osant pas tourner la tête vers la jeune fille, Goya la stoppe, sur le pas de la porte, d’une phrase :

« Eh, attends… Rosario… tu sais que je t’aime bien… mais tu dois aussi savoir que, dans mon monde, ce qu’on aime ne peut naître que dans l’amour… et nous nous sommes tant aimés ta mère et moi… alors…

— Alors merci, Père… merci… Bonne nuit. »

Et Rosario, inquiète mais apaisée, quitte le vieux peintre et referme doucement la porte de l’atelier. Maintenant seul, Francisco de Goya continue l’œuvre de la journée, l’œuvre de sa vie. Il tousse, il crache mais tourne la roue. Les impressions s’alignent les unes à côté des autres sur la longue cordelette qui traverse l’atelier. Malgré la fatigue, il tourne la roue et épingle les épreuves. Il tourne et épingle. Les « Doña Rosario » chevauchant le taureau se multiplient dans la nuit girondine. Tournant une dernière fois la grande roue de bois, le peintre, malade et affaibli, s’effondre sur le parquet usé, entraînant dans sa chute la pierre qu’il travaillait cette nuit-là. Le vieil homme, gisant au milieu des débris de son œuvre, reste inanimé. Dans les minutes qui suivent la chute, arrivé au bout de son chemin, arrivé au bout de son art, il meurt.


Rome, janvier 2013

Épilogue

Pepe Illo est l’auteur d’un monumental traité de tauromachie, La Tauromaquia ó arte de torear, publié en 1796. Ce n’est qu’après la parution de cet ouvrage que le peintre Francisco José de Goya y Lucientes, dit Goya, réalise une série de trente-trois gravures qui retracent toutes les étapes des courses de taureaux. Deux gravures sont consacrées à Pepe Illo : Pepe Illo haciendo el recorte al toro (n° 29) et La Desgraciada Muerte de Pepe Illo en la plaza de Madrid (n° 33).

En 1825, trois ans avant sa mort, Goya réalise une dernière série de quatre lithographies intitulée Les Taureaux de Bordeaux. On ne sait pas si, la nuit de sa mort, le peintre envisage une cinquième et dernière lithographie tauromachique qui demeurera inachevée. On ne sait pas plus si Rosario, fille de Leocadia Weiss, amante de Goya, est également la fille du peintre.


1 « Goya, cauchemar plein de choses inconnues, / De fœtus qu’on fait cuire au milieu des sabbats, / De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues, / Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ». — Charles Baudelaire, extrait des Phares in Les Fleurs du mal.