C’est Jean-Michel Mariou qui l’écrit : « À quoi servent les souvenirs ? » Car lui-même le dit plus loin, deux pages plus loin, « il n’y a pas de tauromachie sans mémoire », et les souvenirs deviennent l’apparat de cette mémoire ; ils lui donnent son allure, sa tenue, sa superbe… ou pas.
Ceux qu’Alain Montcouquiol fait défiler le long de ses innombrables voyages en train, perdant ses petits yeux acérés comme des fils dans les paysages « parfaits » de la Méditerranée, sont empreints d’une beauté tragique, toute grecque. Un truc qui fout le camp, aussi, comme une civilisation, une mort qui lui échappe chaque jour un peu plus, celle de son frère. Lire les deux livres de Montcouquiol est un rare moment de rayonnement intérieur.
La mémoire de Simon Casas est fort mal vêtue. Les souvenirs de ces années d’errance dans Madrid lassent, agacent. Quand Montcouquiol parle de nous tous à travers lui, à travers son frère, à travers leurs vies et leurs morts, Casas ne parvient finalement qu’à causer de lui, toujours de lui, encore de lui ce dont on se moque. La différence est là, entre deux œuvres incomparables : l’universel et le nombril.
Les souvenirs ne sont qu’une réécriture de son propre passé, tout le monde le sait, une forme de totalitarisme très personnel, bien à soi, avec lequel on s’arrange, avec lequel on raye ce qui gêne, on efface — parfois sans le vouloir — des faits, des instants, des larmes. Freud soutient qu’il y a une part de vérité dans les souvenirs, Proust aussi, on veut bien les croire. Dans son dernier ouvrage, La Corrida parfaite, Simon Casas fait tout pour se vendre comme un écrivain. Une nouvelle vie à laquelle il doit aspirer et que son passé dans les rues de Madrid, dans les espérances d’une course à attendre, dans la faim du quotidien devrait, selon lui, justifier. Lectures, réflexions, rages et bonheurs. Mais Simon Casas, malgré toute sa volonté, n’est pas plus écrivain que moi, que vous. Il n’est pas question ici de style ou de jolies phrases. Simon Casas n’est pas écrivain parce qu’il n’écrit que lui, que Casas — et il en a le droit, convenons-en. Paradoxalement, Casas se rêve écrivain ou artiste — ça fait bien — et se renie en tant qu’imprésario. C’est dans ce reniement que La Corrida parfaite prend toute sa saveur ; c’est là précisément que l’on se met à sourire, puis à rire — l’effet est réussi ! Ah, ce n’était pas un effet ?
Car, à le lire, l’organisation de la corrida du 16 septembre 2012 où José Tomás devint Dieu ne lui doit rien, à lui, à Casas. Savoureux passage dans lequel il explique que Salvador Boix lui proposa José Tomás seul contre six à Nîmes. Le Cachet ? On prend toute la recette ! Ah oui, quand même ? Oui, c’est comme ça et pas autrement, et si t’avais cent balles et un mars ça m’arrangerait aussi ! Une petite gâterie ne serait pas de refus non plus ! Bon, alors OK, tape-la mon ami artiste !
Dans son livre Ce besoin d’Espagne, Jean-Michel Mariou n’évoque quasiment pas Casas, mais beaucoup Alain Montcouquiol. Ça rassure quelque part sur le bonhomme. C’est à la fin du livre qu’il écrit beaucoup sur Alain Montcouquiol et sur son frère, Nimeño II. Avant, Mariou s’étend sur l’Espagne qu’il aime (Séville pour beaucoup), sur l’Espagne qu’il a vu changer — pas en bien le plus souvent —, sur les lieux qui ont marqué son parcours d’aficionado. On sent dans ses lignes le goût des choses simples, des mets gourmands et des palabres entre amis. Et puis, il y a surtout ce regard attendri et humain, parfois interloqué, sur les autres, ses congénères humains. C’est là que le bouquin de Monsieur « Face au toril » (avec Joël Jacobi, évidemment, et Michel Dumas) prend de jolis atours, de beaux contours, sans effets de style.
Après, sans être sectaire, sans être un anti-Domecq primaire, sans être un torista façon délégué CGT des années 70, j’avoue que les parties proprement tauromachiques du livre n’ont pas contenté mon afición a los toros : Perera, Juan Pedro Domecq, Ponce, Maurice Berho, Albarreal et autres Sébastien Castella ne sont pas mes souvenirs ni ne deviendront ceux de mon passé à venir. Division d’opinion. C’est souvent le cas en tauromachie ; ça fait causer les amis.
Vidéo L’histoire du toro qui fut le tout premier générique d’ouverture de l’émission Face au toril… Longtemps j'ai rêvé des toros avec le souvenir de cette entrée royale dans les arènes d’Arles © Signes du toro/Face au toril