28 mars 2008

"... cette corne que nous ne saurions voir..." Campos de Castilla (IV)


Aficionadas, Aficionados,
Les images qui vont vous être présentées sont susceptibles de heurter votre sensibilité. Il s’agit de photographies choquantes, possible source de traumatismes profonds pour chacun d’entre vous. La rédaction de Camposyruedos a longuement débattu de la pertinence de diffuser de telles scènes à la limite du soutenable, mais nous tenons à aller jusqu’au bout de notre démarche en considérant que si telle est la réalité, elle doit être affichée aux yeux du monde. Evidemment, nous ne pouvons que conseiller aux âmes trop sensibles de détourner le regard. N’écoutant que notre sagesse, nous avons pris le parti de vous aider à surmonter cette épreuve en plaçant sur chacun de ces clichés un petit logo (voir photographie de gauche).
Si vous êtes les heureux parents de mômes qui rêvent de toros et pour lesquels la corne est une merveille de mystères, ayez dès à présent l’obligeance d’accepter nos profondes et sincères excuses car nous avons conscience que nous allons voiler de trouble, et pour longtemps, la vive clarté de leurs yeux grand ouverts.
Car il est question de cornes dans cette triste évocation de la laideur. Et une corne sur un toro, ça compte, fut-elle grande, fine, longue, arrondie, dans la ligne du frontal ou à gratter le derrière des glands sous les aisselles des chênes verts.
Il y a trois ou quatre ans, un producteur andalou élevant du Jandilla de façon industrielle (et avec une certaine réussite) s’est mis en tête de protéger les cornes de la camada de saca avec une sorte de capote en résine (époxy). Depuis, l’idée et la pratique ont fait leur chemin chez nombre de ganaderos et il devient difficile de visiter un élevage vierge de ce que les Espagnols nomment les "fundas". Il existe, pour ce que nous en connaissons, plusieurs types de fundas dans le campo ibérique.
Pour les plus sécuritaires, plongés de toute leur âme dans les mœurs de notre présent, le choix s’est porté plutôt sur une funda intégrale qui recouvre la quasi intégralité du pitón. C’est la funda la plus connue et dont la mode fut en son temps lancée par ce producteur de cornus que nous évoquions quelques lignes plus haut, Ricardo Gallardo (Fuente Ymbro). C’est la funda "capote anglaise" qui protège de tout et ne lâche rien ! Plus au nord en Castille, chez José Escolar Gil, a été élu un modèle printemps-été, plus court vêtu mais aussi plus voyant. C’est la funda "capote landaise" (en référence aux vaches landaises dont les cornes sont emboulées) qui protège le bout et c'est déjà bien. Entre ces deux capotes, notre cœur ne balance pas mais alors pas du tout.
José Escolar Gil est un petit homme d’une soixantaine d’années qui a la chance d’être propriétaire d’un sang passionnant à voir combattre : l’Albaserrada (croisé avec du Santa Coloma-Buendía par Camino). Il a le pelo cárdeno, un 4x4 tout neuf, un gendre matador et un mayoral beaucoup plus typé Murube de 15 ans que Saltillo cuatreño. José Escolar Gil aime bien se moquer "gentiment" de ce mayoral mal aféité et surnommé dans toute l’Ibérie "Matacañas". Face à lui, l’espérance de vie de 33 cl de bière San Miguel s’apparente à celle d’une chanson de Nougaro à la "Star’ac"... Il n’y en a pas !
José Escolar Gil, donc, a une jolie camada cette année, et de manière plus générale, un superbe élevage de bravos. Dans la vallée du Tiétar, à trois bornes de la bourgade de Lanzahíta, tout est propre, bien rangé. A "Valdetiétar", la tôle grise n’est pas de mise, le 4x4 est tout neuf, le Fundi a la classe à cheval et les toros d’origine Albaserrada sont beaux et fins dans les lumières diaphanes qui traversent les humeurs de l’hiver. Un presque paradis taurin... Presque car il y a ces bouts de résine jaunie par l’attente comme autant de taches de sale sur la nappe bien dressée d’un deux étoiles un dimanche à la campagne. Cela n’empêche pas de bien manger, cela fait tache, c’est tout. Elles sont hideuses ces fundas. Pour autant, l’avenir est en marche et nous ne pourrons rien contre cette réalité du "risque zéro" qui prolifère insidieusement sur le campo. "C’est ainsi" diraient les vieux sages, la larme à l’œil. La seule chose que peut faire un simple aficionado, c’est s’interroger sur le bien-fondé de la pratique et surtout sur ses éventuels aboutissants.
Quand les fundas sont apparues (voilà à peu près 2 ou 3 ans), elles ont été présentées à l’Afición comme garantes de l’intégrité des cornes des taureaux de combat. Elles permettaient, soi-disant, d’éviter que ces toros ne s’abîment les pitones au campo. C’est connu, les toros ont cette "désagréable" tendance à se gratter les cornes dans le sol ou contre les arbres. Malgré leur dureté, il s’agit d’un attribut ultrasensible pour l’animal et qui subit les effets du temps et les attaques parasites. Il suffit de relire certains passages du Tío Pepe qui, arguant de cette autoposologie bovine, défendait Eduardo Miura Fernández quand celui-ci était accusé d’aféiter ses toros par certains "méchants" de la critique taurine. Il vous suffira également de feuilleter la fin du livre de Pierre Dupuy, Palha, l’alchimie de la bravoure, pour découvrir la photographie d’un Palha se frottant la corne contre un arbre, photographie légendée par ces mots : "Afeitado : un Palha en plein travail". Bref, il est avéré que les toros peuvent en effet dégrader quelque peu l’enveloppe externe de leur corne ou se faire des astillas. Et ces dommages naturels ont pu parfois être un prétexte pour écarter d’un lot de saca certains bichos. Mais y avait-il autant de dégâts pour que cela nécessite la pose d’une telle protection ? D’autres raisons rentrent évidemment en jeu, bien plus prégnantes celles-là. D’ailleurs, à ce sujet, sachons gré à José Escolar Gil d’avoir été des plus francs avec nous. Les fundas ne servent qu’à éviter que les toros ne se tuent entre eux (par cornada). A rien d’autre. Et c’est logique ! En effet, le ganadero castillan nous a expliqué que les fundas étaient posées pendant l’hiver au cours duquel le novillo devient toro, quelques mois avant la course. Dans le cas, par exemple, du lot de Céret qui sera combattu mi-juillet, les fundas ont été appliquées fin décembre, début janvier. Les astados vont donc achever leur croissance physique (et morale...) affublés de ces protections. Elles seront ôtées, toujours selon l’éleveur, à peu près quinze jours avant la course. D’après lui, c’est le temps nécessaire pour que le toro se remette pleinement de l’opération contraignante que représente le retrait de ces fundas. Cet acte suppose une anesthésie pour la bête et une contention dans un cajón bien peu naturelles. Alors, si la corne a bien été protégée pendant au moins six mois, qu’en est-il pendant les quinze derniers jours ? Ne peut-on pas imaginer que le toro puisse s’abîmer cette corne dans les deux semaines de retour à la normale ? Cela est d’autant plus plausible que c’est dans ce laps de temps qu’il a à subir un embarquement, un débarquement et une phase d’adaptation au séjour dans les corrales. Autant de manipulations que craignent les professionnels au regard des possibilités (grandes) que la bête ne s’esquinte. Et puis ça tape un toro normalement, ça n’hésite pas ! Raisonnement de casse-c... me direz-vous car il existe cette ultime manipulation géniale qui blanchit plus blanc que blanc, l’arreglado. L’arreglado (notion sous laquelle il semble que l’on mette beaucoup de pratiques différentes et qu’il serait bon de surveiller de plus près), qui s’institutionnalise depuis quelques années, est là pour corriger le tir... Alléluia !
La thèse initiale de la protection de l’intégrité des cornes apparaît ainsi comme une supercherie dont l’objectif implicite serait de rassurer l’aficionado un tant soit peu suspicieux devant tant de contraintes imposées à l’animal naturellement peu enclin à être traité comme un toutou à sa mémère. A quand la mise en pli d’avant course, le brushing de star, la manucure des sabots ? La funda n’a qu’une utilité bien réelle : éviter qu’en se bastonnant (ils adorent ça ces cons de toros...), les toros ne se donnent des cornadas mortelles. La raison de leur existence est donc purement économique et n’a de sens que pour le ganadero. Et c’est une raison parfaitement compréhensible. José Escolar Gil « sauve » chaque année un lot de toros des aléas habituels d’une ganadería. Les 6 ou 7 pertes qu’il comptabilisait autrefois ne sont aujourd’hui qu’un souvenir lointain ; il peut vendre un lot de plus ! L’argument comptable dans une entreprise commerciale, fut-elle originale, ne peut être nié ou critiqué. Un ganadero est là aussi et surtout pour vendre ses animaux et beaucoup de moyens sont bons pour y arriver. Au moins José Escolar Gil a-t-il eu l’afición nécessaire pour ne pas sacrifier le sang Albaserrada de son élevage au profit, comme tant d’autres l’ont fait avec d’autres encastes (Coquilla, Veragua, Saltillo...), des très « lucratifs » avortons de Domecq. Néanmoins, et en intégrant ce fait économique difficilement critiquable, l’on peut se demander si cette utilisation des fundas ne va pas creuser un peu plus le fossé entre les ganaderos "d’en haut" et ceux "d’en bas". Le maniement régulier des toros implique une main d’œuvre et des moyens que beaucoup de ganaderías ne peuvent se permettre. Il en sera des fundas comme des maladies qui frappent le campo, seuls les plus forts en tireront profit, vendant plus encore (et si c’est du Domecq encore plus que plus), offrant les "garanties" que les autres ne pourront jamais présenter malgré leur afición. "C'est ainsi" diraient les vieux sages, la larme à l’œil.
Et puis, il y a le côté technique du sujet. Mettre des fundas, on imagine à peu près. Mais les enlever ? Comment enlever facilement une boule de résine collée à une corne ? A cette question innocente, José Escolar a répondu par une grimace. Non une grimace de refus de répondre mais une grimace mimant les efforts que cela demandait d’ôter une funda. Il a expliqué le plus naturellement du monde que c’était très difficile d’enlever une funda, qu’il fallait utiliser un couteau et qu’il convenait de gratter fort... Personne n’a bronché dans la voiture, le bruit de la pluie a suffi. Il est là le souci, ailleurs aussi mais surtout là. Malgré toute la bonne volonté qu’ils mettent à élever leurs toros, ces ganaderos capotés ne pourront empêcher d’imaginer que le maniement répété des toros peut multiplier les occasions, pour certains, d’être tentés de gratter, gratter, gratter... Et quand on gratte trop, ça saigne...
Les "toros con fundas" ont l’air con. Mais vraiment con... Et personnellement, mais ça n’engage que moi, s’il y a un qualificatif que jamais je n’aurais eu l’idée d’appliquer à un taureau de combat, c’est bien celui-là. Et pourtant, oui, ils ont l’air con. Et ils n’y sont pour rien, eux, qui atteignent l’âge adulte avec un gros bout de résine sur leur fierté bafouée. Je me demande si leurs réflexes sont les mêmes après ça, si l’appréciation des distances... mais je m’égare, quoique...
Alors, comme ils ont l’air con les pôvres, nous avons décidé d’en rire et d’inaugurer avec les Escolar Gil sous fundas une série de dessins humoristiques signés El Batacazo. La série, comme vous le constaterez s’intitule "Rire & tampons !" et nous sommes au "regret" de vous dire qu’elle risque de durer...


>>> Retrouvez les galeries (camada 2008 et vaches) de la ganadería de José Escolar Gil sur www.camposyruedos.com & la fiche technique et historique de l'élevage sur Terre de toros.

Photographie Toro de José Escolar Gil con fundas, février 2008 © Camposyruedos Dessin © Jérôme 'El Batacazo' Pradet