La pluie des jours précédents a offert au campo l’occasion de souffler un peu, mais c’est tout. La métaphore liquide aurait plutôt tendance à lui promettre de sombres heures tant le mot « liquidado » fait son chemin, implacable de brutalité en ces prémices de printemps, comme eût pu le faire une épidémie.
Longtemps la complainte campera se bornait à dire l’incompréhension des exigences sanitaires nationales ou européennes (saneamientos à répétition, crotales, vaccinations…), à révéler l’absurdité de décisions en totale incohérence avec les exigences d’élevage d’un taureau de combat.
Aujourd’hui que les bottes sont bien enfoncées dans la fange boueuse, le temps n’est plus aux pleurs. On sacrifie, on élimine, on « matadère ». On ne fait même plus les comptes ; ils sont mauvais.
Les machos sont vendus à deux ans maximum, quand on arrive à les vendre à quelque ayuntamiento qui s’aventure encore à organiser des spectacles taurins dits mineurs — en Espagne, les subventions municipales accordées aux toros fondent comme neige au soleil. Les lots de toros, según nos han dicho, peuvent se négocier autour de six mille euros ! quand dix-huit mille seraient nécessaires pour rentrer dans les frais d’élevage — sans gagner quoi que ce soit, cela va de soi. Dans cet underground ganadero, celui des petites ganaderías, personne n’en veut aux grosses usines d’Andalousie ou de Castille. On ne joue pas dans la même catégorie. Pour autant, on leur prédit bien du plaisir pour les années à venir, à eux et aux empresas d’arènes d’importance. À force de réduire le nombre de vaches, il faudra du talent pour vendre des lots homogènes et complets dans les plazas qui l’exigent. Les aficionados pourront gueuler et sortir banderoles et liste noire, pour eux aussi l’heure ne sera plus aux pleurs et au chagrin. À cette date, les petits élevages seront morts parce que pour eux tout est pire : le sacrifice de vaches signifie l’annonce d’une mort à court terme, et la réduction obligatoire des tientas et de l’impérieuse sélection — réduire les camadas de machos — sous-entend ne plus « lidier », et donc disparaître, baisser les prix… C’est déjà fait, mais tous savent bien que la solution n’est pas là. Certains même, bien implantés dans les affaires d’apoderamiento et d’organisation de corridas, en viendraient à penser qu’il ne serait pas vain de réduire les honoraires de membres des cuadrillas qui, selon eux, gagnent trop : des picadors payés cinq cents euros la journée dans un pueblo, au regard de ce qu’ils font face aux toros, mériteraient qu’on ferme le robinet. Pan sur la castoreño !
Chez Flores Albarrán, les vaches sont couvertes par des mansos ; chez Eugenio Frías, on conserve les vaches — superbes ! —, mais voir des mâles est devenu mission impossible ; chez Javier Gallego, la camada de Veragua sort dans les rues du Levante et l’affaire cérétane de l’afeitado de ‘Colibrí’ — totalement nié par le ganadero dépité — n’a pas arrangé la situation, obligeant à la pose de fundas — que le ganadero déteste sincèrement — sur les toros de saca. Dans la zone de Villamanrique (Ciudad Real), il n’est plus besoin de téléphoner aux petites ganaderías : « Liquidado. » Les vieux fers périclitent, et avec eux certains vieux sangs qui, de toute façon, n’intéressaient pas les organisateurs, parce que ces élevages n’avaient pas de « garantie », de « référence » ou le trapío exigé çà et là — certains élevages d’origine Santa Coloma de la zone de Tolède seraient trop petits, paraît-il, pour une arène du Sud-Ouest ; vieille antienne bien connue et qui, au final, fait doucement sourire quand on constate le niveau général des ganaderías qui, elles, ont montré pattes blanches et lourdes couilles.
Le panorama ainsi dressé fait froid dans le dos, mais il est réel. La crise qui touche l’Espagne est en train de mettre une énorme gifle à la corrida et à sa matière première, le toro. Les annonces de l’hiver sur une inversion des tendances dans l’organisation des corridas, qui iraient vers plus de torista, dissimulent une réalité bien plus complexe : la tendance vers le torista — que ce mot est stupide, à la fin — ne va se réaliser qu’autour d’une dizaine de ganaderías — en comptant large —, faisant encore plus oublier l’existence de dizaines d’autres, moins renommées, moins connues, moins grandes et à qui il ne reste que quelques années, voire quelques mois, à vivre. Cela a toujours existé, mais les choses s’accélèrent aujourd’hui parce que le monde taurin est resté figé dans un immobilisme crasse et dans un manque de curiosité abyssal.
Les vieux sangs, les encastes minoritaires, n’ont pas à être sauvés parce qu’ils sont vieux ou minoritaires mais parce qu’ils sont LA diversité, qu’elle soit physique ou comportementale. Aujourd’hui, malheureusement, l’immense majorité de notre Aficíon s’en tamponne et accepte le standard — pourquoi pas, après tout — des plus toristas, ceux-là cons comme des délégués cégétistes un jour de manif sous la pluie, aux plus sensibles et érectiles quand José Tomás marche dans la rue en se grattant le nez.
¡Vaya mierda!