28 mars 2011

Ce 25 juin 1995


Ce 25 juin 1995, comme chaque année à pareille époque, la petite ville de Coria se dévergonde sous un soleil de plomb. Echouée là, non loin du Portugal à une soixantaine de kilomètres au nord de Cáceres, à flanc de colline au bord du Río Alagón, la cité extremeña célèbre avec ferveur les fêtes de la San Juan pour peut-être rappeler une fois l'an au monde qu'elle existe. Pierre angulaire de cette catharsis populaire : le toro, vers lequel convergent tous les regards — et les dards expédiés à l'aide de sarbacanes* —, que l'on vienne se faire peur au bout des cornes sous les yeux d'une foule bigarée et surchauffée, ou manifester son dégoût et sa colère.

Née en 1955, fondatrice avec son mari du Combat contre la cruauté animale en Europe (FAACE), l'Ecossaise Vicki Moore est descendue dans un hôtel de Coria, grimée et sous une fausse identité. Depuis 1987 et un toro de fuego à Canet de Berenguer (Valence), elle arpente sans relâche, en long en large et en travers, cette Espagne attachée à des traditions riches en sacrifices d'animaux (ânes, toros, chèvres, etc.) afin de pouvoir témoigner de l'incroyable barbarie dont sont capables les habitants de ce bout d'Europe — à Villanueva de la Vera (Cáceres), elle sauvera un âne, et à Manganeses de la Polvorosa (Zamora), deux chèvres.
Curieusement accoutrée — trop couverte par cette suffocante après-midi d'été —, Vicki Moore filme en caméra presque cachée. Sans doute en quête de fraîcheur, elle s'est postée dans une ruelle quasi déserte du vieux Coria à une encablure de l'église Santiago. Les cris et les « Hé ! toro ! » se faisant entendre de plus en plus distinctement, la menace 'Argentino', toro cárdeno de grand respect des frères Pérez Escudero, se rapproche sûrement. Long, ensellé et le « cul serré », l'« Adolfo » du Campo Charro est entier. Le museau en nage, le morrillo congestionné et les muscles bandés, il n'a, jusqu'alors, guère été écarté, encore moins toréé — à peine banderillé.

Parce qu'elles n'offrent que de maigres refuges — grilles de fenêtres et balcons —, les ruelles du centre ancien sont peu courues des Corianos. À dire vrai, elles ressemblent fort à des coupe-gorges, et 'Argentino' — une brute très armée — à un redoutable malfaiteur. Son dos a beau craquer à chaque volte-face et ses sabots claquer aux oreilles des rares présents qui osent le provoquer, 'Argentino' semble progresser en silence avec la froide détermination du prédateur. Il débouche maintenant au coin de la rue. Il aurait pu prendre à gauche ; il oblique à droite. Là où précisément se trouve, immobile, comme pétrifiée, l'activiste animalière.
Un bras qui se tend, un corps qui se hisse, un autre qui détale ou se cache : 'Argentino', stressé et aveuglé, ne perçoit plus que des déplacements furtifs ayant pour conséquence de toujours élever le niveau du danger. Dans un contexte déjà terriblement défavorable — grosse chaleur, « sol y sombra » incessant, toro à la traque, passage étroit, « sorties de secours » dérisoires —, le comportement insensé de Vicki Moore n'arrange rien à l'affaire. Tout habitée qu'elle est à ne rien manquer d'une scène dont elle paraît s'être absentée, elle n'entend ni n'obéit aux mises en garde répétées et angoissées de la rue — occupée, elle, à se protéger de la bête.

13h51. 'Argentino' aurait-il senti une odeur ? aperçu un tissu de couleur ? décelé un mouvement de peur ? Qu'importe, la foudre va impitoyablement frapper là où elle ne pouvait que tomber. Mû par une férocité tout droit venue du fond des âges, le Saltillo bouscule, accroche de sa corne et expédie une première fois dans les airs une femme de quarante ans, avant d'encorner à dix reprises une vulgaire poupée de chiffons — puis l'abandonner. Disloquée, agressée de manière effroyable sans que personne n'ait pu éviter ou écourter son cauchemar, Vicki Moore vit. Toutes sirènes hurlantes, l'ambulance ne transporte qu'un paquet de chair, d'os et de sang.
Au soir du 25 juin 1995, si le cœur de la militante du FAACE battait, il le devait à l'effet conjugué de la chance et du professionnalisme des médecins. Au terme d'une opération de survie de plus de sept heures, Vicki Moore sera transférée, en hélicoptère, de Coria à l'hôpital régional San Pedro de Alcántara de Cáceres pour y être maintenue dans un coma artificiel pendant quatre semaines. De retour chez elle, en Angleterre, l'icône et martyre restera clouée six mois en fauteuil roulant, et subira de nombreuses autres opérations jusqu'à son décès, survenu le 6 février 2000, soit quatre ans et demi après la rencontre avec 'Argentino'.

* Pratique délaissée depuis 2009.

*  *  *  *  *  *  *

'Argentino' portait le fer et la devise bleu pavot et blanche de la ganadería Hermanos Pérez Escudero. Propriété de Jesús 'Chuchi el Coriano' Pérez Escudero, l'élevage avait acquis à Coria une réputation sulfureuse — qui là-bas ne se souvient de ce toro qui, après avoir explosé l'entrée, avait ravagé l'immeuble du rez-de-chaussée jusqu'au dernier ? — et un surnom : « El toro del miedo ».
Deux cents têtes de bétail déplacées des environs de Ciudad Rodrigo à Funes (près de Peralta en Navarre), car vendues aux frères Domínguez : ce sont bien des vaches marquées du « PE » cerclé de la ganadería Hermanos Pérez Escudero qui seront tientées, à Orthez, le samedi 2 avril prochain.

>>> Parce qu'il n'est pas souhaitable que ces 12 interminables secondes (une partie seulement de la cogida) puissent être vues trop facilement, et parce qu'il est grandement préférable qu'elles le soient avec ce qu'il faut de recul et de précaution, le lien http://www.youtube.com/watch?v=bmZFVfGtsds doit être copié et collé.

Image Carte postale © Cy Twombly (Lexington, Virginie 1928) / Summer Madness, 1990 / Huile, gouache, stylo et crayon sur papier, 150 x 126 cm.