09 septembre 2008

De la piètre trivialité d’une journée "historique"


Il y a une chose pire que l'infamie des chaînes, c'est de ne plus en sentir le poids.

Il fallait être à Dax, ce dimanche 7 septembre. Non pas tant comme aficionado, que comme humain qui veut s’enrichir d’une expérience réellement extraordinaire. Car Dax a connu l’une de ces soirées de folie et d’hystérie collective dont elle a le secret et le monopole quant à l’intensité. C’est là son charme et sa magie. A Dax l’histoire est toujours plus affaire d’hormones que de neurones.
Connaissez-vous ce sentiment étrange du décalage, de l’isolement ? Quand vous vivez un événement à rebours de la foule qui vous entoure. Quand vous ne parvenez pas, bien au contraire, à vous accorder à la frénésie ambiante. Quand figé par l’excès, par la démesure, vous prenez imperturbablement conscience de l’insignifiance des choses, à vos yeux exagérées. Il y a là, quelque chose de vaguement inquiétant, chargé de la culpabilité de ne pas ressentir à l’unisson, de questionnement quant à la validité de son regard, de son analyse et de son vécu. Suis-je insensible ? Suis-je intelligent ? Suis-je orgueilleux ?
Cela me fait parfois penser à Daladier atterrissant au Bourget après la signature des accords de Munich, considérant la foule en liesse qui l’acclamait et murmurant « Les cons ! ». Ou bien à la froide mélancolie qui vous saisit en fin de noces quand vous sortez pour contempler les étoiles pendant que se déchaîne "la danse des canards" ou "la chenille qui redémarre".
L’après-midi aurait pu être des plus heureuses. Dax eut, comme Nîmes, le mérite de Morante. A moins qu’elle n’en ait eu seulement les moyens financiers. Qu’importe, il était là…
Tout se joua en deux toros, ou plus justement en deux toreos.
Morante prend des allures de Curro. Un empâtement précoce, un goût affiché pour les havanes de catégorie, jusqu’à l’élégance violacée du costume trahissent un hédonisme consommé, les prédispositions à la jouissance des prélats Renaissance qui rompent avec l’hygiénisme ambiant des présidents cyclistes.
Rarement le vit-on plus volontaire et empressé. Rompant avec les raffinements sévillans, il se prit d’une mâle détermination pour dérouler les muletazos les plus profonds, ce toreo en rond puissant et dominateur dont chaque passe constitue un joyau dont aveuglé par la beauté on ne prend pas assez la mesure de la redoutable efficacité. "Echangerais une passe de Morante contre toutes les autres disponibles de la temporada…" Une faena d’autant plus remarquable que marquée au sceau d’une impression d’inachevé et de fragilité. Il y avait ces intervalles où, revenu du gouffre dans lequel il se trouvait aspiré durant l’éternité et l’infinie profondeur d’un derechazo ou d’un pecho de cérémonie, le toro se reprenait et regimbait, contraignant l’artiste à la maladresse de l’Albatros. C’était grand parce que c’était sensible, spontané, humain et imparfait.
Peut-on espérer provoquer l’enthousiasme d’un public populaire en lui proposant "La Passion selon Saint Matthieu" de Pasolini ou les ultimes sonates pour piano de Beethoven ? Assurément non ! Pourtant une confuse prescience du beau et de quelque chose d’inhabituel fit se mouvoir quelques mouchoirs et Morante fit une vuelta, ô combien méritée, dans l’allégresse mesurée et polie des néophytes qui se doutent bien qu’il s’était passé quelque chose mais qui ne savaient pas trop quoi.
Dax voulait vibrer, connaître ces extases collectives si propices à la catharsis et à l’oubli oecuménique des embarras du quotidien. Cette plaza où l’on cultive l’anonymat de l’uniforme blanc et rouge, où il convient si mal de se différencier, où l’on aime la ferveur des grandes communions taurines, préparait l’aboutissement intensément désiré depuis sa fondation qui auto consacrerait sa renommée. Le rêve inabouti de générations de Dacquois, le Graal, la Terre promise, le label orange absolu et définitif de sa gloire taurine : l’indulto d’un toro. Et ce fut le hold-up du siècle (depuis 1913, date de création des arènes) ! 100 ans de désirs refoulés, d’ambitions déçues, d’opportunités manquées, soldées en 10 minutes chrono de délire absolu.
L’instrument, le corpus délicti n’en imposait pourtant guère. Pensez donc, un Victoriano del Río informe, le plus petit (486 kg) d’un lot par ailleurs décevant, parado, faible et terne. Un de ces lots de collaborateurs atoniques et fades dont le complexe taurino-industriel se repaît, comme l’administration austro-hongroise se satisfaisait des ronds de cuir insignifiants décrits par Roth, Kafka et Schnitzler.
Perera, en survêtement amélioré, lui infligea, dans son style, un faenón vraiment anthologique, une de ces productions qui marquent et symbolisent une époque, un peu comme Lalique durant les années folles ou le n°5 de Chanel des années 60. Une démonstration du « toreo total », comme il y eut jadis la guerre totale.
Tout le répertoire post-moderne y passa, en grande série et avec un réel brio, cambiadas à la pelle, redondos dans un sens et dans l’autre, montages et enchaînements millimétrés, passes longues et bien construites : une véritable encyclopédie des techniques taurines, grâce à la bienveillante et noblissime implication de 'Desgarbado'. Tout cela avec l’application sans âme des bons élèves qui récitent une leçon consciencieusement apprise ou des horlogers suisses, spécialistes du travail bien fait de haute précision. Dax a toujours consacré ces toreros bons faiseurs, laborieux mais sans génie et sans aspérités, ces gendres parfaits, propres sur eux, inoxydablement conformes. Elle a ainsi adulé, fidèlement et sans états d’âmes, Dominguín, Paquirri, Ortega Cano.
Dax portait comme un abcès l’indulto de 'Cariñoso' d’Atanasio Fernández demandé par Paquirri, et incompris par le public et la présidence en 1975. Toute proportion gardée, et compte tenu du contexte et de l’évolution du toreo, ce qui se passa ce jour-là, le style de toreo du regretté Francisco Rivera s’inscrivait dans la même logique, dans la même lignée que ce qui s’est déroulé hier avec Perera.
Signe des temps, hier, sur la pointe des pieds, s’en allait Enrique Ponce, un torero qu’on ne saurait placer dans la même catégorie que les précédents, un torero fin et subtil, un tenant d’un académisme néo-classique de buen gusto.
Les choses eussent pu en rester là. Effacement discret d’Enrique, génie « mécompris » de Morante, succès formidable et justifié de Perera (Adidas pour les intimes). C’était sans compter avec la meute, la fièvre, le tsunami irraisonné et ravageur de la passion. En France, Dax, seule connaît ces emportements subits, cette hybris débridée qui la conduit aux exubérances extrêmes comme aux broncas démesurées. C’est une tradition locale, amoureusement cultivée, dont tout Dacquois bien né se fait gloire, comme du signe de sa spécificité. La « Séville française » se targue d’une âme latine et passionnée, y compris quand elle s’exprime dans le mauvais goût, le kitch ou l’outrance, ce que Séville réussit imperturbablement à éviter.
La houle de fond des équinoxes océanes, le long travail de sape du mundillo et de la majorité de la presse taurine, l’inconsistance de la culture taurine, l’air du temps porté à la satisfaction du peu et à l’exaltation de la médiocrité se sont conjugués pour engendrer l’impensable, pour concevoir l’inconcevable.
Porté à ébullition par le toreo spectaculaire et techniquement virtuose de Perera, assuré de tenir la pierre philosophale, le summum taurin dont on le gave hebdomadairement dans les arènes et sur les écrans, convaincu de faire l’histoire, le public déchaîné se prit à requérir la grâce d’un toro certes noblissime mais dont la bravoure n’avait jamais été prouvée et éprouvée par un simulacre de pique.
Comme l’entendait déjà le Cardinal de Retz : « Le peuple peut tout quand il croit tout pouvoir.» Que pesaient les tentatives répétées et désespérées de la présidence pour imposer la mise à mort. 4 longues minutes de résistance à la pression insupportable de 95 % du public sous les vitupérations et les injonctions hystériques et la complaisance perverse du diestro mirent un terme aux fragiles velléités de la présidence. Il nous eût fallu des De Gaulle, nous avons eu des Gamelins. Pour être aficionados de verdad, on n’en est pas moins hommes (et femme)…
Les gardiens du dogme, les garde-fous de la raison face à la pulsion de jouissance sans entrave d’une arène ont malheureusement failli et capitulé. Pouvait-il en être autrement au risque du lynchage ? Il faut avoir subi la fureur incontrôlable du ruedo dacquois, l’expression d’une haine sans limite et sans raison pour pouvoir en disserter.
Voici donc l’illusion fâcheuse d’un siècle qui refuse désormais la soumission castratrice à la loi, qui se berce de la conviction que la participation et l’intérêt tiennent lieu de compétence, qui sacrifie la norme régulatrice et civilisatrice à la satisfaction de son désir.
Voilà donc le fruit vénéneux de la propagande intensive mené par la coterie des chronicards : vous avez raison puisque vous avez aimé, vous avez aimé parce que nous vous avons dit et répété que cela était bien et que nous avons orienté votre goût.
De fait, le dimanche 7 septembre est une date funeste, celle de l’enterrement somptueux et décadent du premier tercio et de la pique. Néron déclame à la cithare pendant que Rome brûle, on s’étourdit à Ravenne quand les barbares pillent l’Empire, l’orgie règne dans les palais quand la peste noire ravage les campagnes ! Mais le peuple est content donc César est content !
D’aucuns voudront mesurer les conséquences de cette incongruité, faut-il y voir une cause ou une conséquence ? A chacun de juger. Pour ma part, il s’agit d’un aboutissement logique qui pérennise et sanctionne un état de fait installé.
Tout n’est pas pour autant perdu, les graines d’espoir semées par Campos y Ruedos et d’autres maquisards, les pépinières des plazas de Parentis, Céret, Vic, etc., qui permettent la levée des jeunes plans, l’éclosion incongrue des corridas de respect dans les grandes plazas (Madrid, Séville, Pampelune, Bilbao) et le succès et la renommée qu’elles en tirent sont autant de motifs d’espérance et d’optimisme.
La corrida est à l’image de la vie, un combat. Sachons demeurer vigilants, joyeux, pugnaces et encastés.
Il y a plus grave que la perte d’une bataille : le déshonneur de s’y résoudre. "Passant va dire à Sparte que nous sommes tombés pour obéir à ses lois."
Xavier Klein

Photographie Les arènes de Dax @ Camposyruedos