Castellnovo, charmant village de la province de Castellón, marque le lancement de la nouvelle année des bous al carrer. La petite place du bourg peine à contenir la multitude d’aficionados venus passer leur samedi après-midi de janvier dans la fraîcheur des montagnes. Peu importe le froid et les kilomètres quand il s’agit de se retrouver avec le toro après un long sevrage hivernal. Je suis de la partie avec Albert, mais, dans notre désir de toro, nous débarquons une heure et demie avant le début des festivités. Lorsque nous nous adossons à la façade d’une bâtisse et que nous posons nos fesses sur le trottoir gelé, les petits vieux ont pris place sur les barrières depuis bien longtemps ; exit le café-cognac et la sieste du samedi quand on veut être certain de profiter du spectacle. Un jour, il faudra que je vous parle des petits vieux qui viennent au bous al carrer.
Le cul meurtri par le béton glacé, nous assistons au remplissage de la coquette petite place de Castellnovo. Comme à l’habitude, un genre attire notre attention : le Photographus taurus sp. Je suis aussi un Photographus taurus sp., et mes semblables me fascinent. Depuis quelques années, ce genre prolifère dans le bous al carrer. Il n’y a que deux explications possibles : Internet et ses réseaux sociaux, et l’ère digitale, qui a l’avantage de nous montrer immédiatement sur écran LCD la médiocrité du cliché que l’on vient de réaliser.
Pour choisir sa place, le Photographus taurus sp. essaie d’arriver tôt et se positionne invariablement aux mêmes endroits. S’il a été plus rapide que les petits vieux, il se perchera en haut des barrières afin de dominer la scène ; dans le cas contraire, il choisira la cage en face des cajones, qui lui offrira la meilleure vue sur la sortie du toro. Le Saint-Graal du Photographus taurus sp. se situe sur le cajón, là où s’installe la peña. Confortablement assis, il jouit du spectacle, persuadé d’y réaliser les meilleurs clichés. Pour celui qui foule le plancher des vaches, il faut jouer des coudes pour être le premier aux barreaux en brandissant son matériel de haute technologie et en arguant de sa page Internet, de son blog archiconnu ou, mieux encore, de ses connexions avec les magazines spécialisés.
Il ne faut donc pas s’étonner si, semaine après semaine, dans les fameuses pages Internet, l’on découvre des centaines de photos se ressemblant toutes : désespérément banales et ennuyantes. Bien entendu, dans le genre Photographus taurus sp. existent des exceptions qui savent rendre une copie originale et sublime de la fête du toro. Le résultat saute aux yeux ; la marque de fabrique est différente, le regard unique. Lorsque, avide de conseils, le commun du Photographus taurus sp. l’interpelle, le photographe avisé n’a que deux réponses possibles à lui donner : soit tu vends ton appareil, soit tu ouvres les yeux. Il n’y a pas si longtemps, j’ai décidé d’ouvrir les yeux.