08 septembre 2012

L'heure des vaillants


Il est 23 heures lorsque Javi s'empare d'un stylo et d'un morceau de la nappe en papier qui recouvre la table où sont installés la vingtaine de « Jovens però valents ». Quelques minutes plus tard, six noms figurent sur le morceau de papier : six volontaires pour trois élus.

Monas, Chapi, Edu, Cuervo, Mario et Tiru. Les six noms sont soigneusement découpés, enroulés et placés dans une corbeille à pain. Cela me rappelle le sorteo de la corrida, mais dans sa version populaire. Il n'y a pas de chapeau andalou, pas de président, pas de médaille que l'on embrasse en cachette avant de plonger la main pour sortir la petite boule de papier enroulé. Mais la tension est la même. Je regarde la tablée et je m'aperçois que les volontaires ont prémédité leur action. Devant eux, le Coca-Cola et l'eau minérale ont remplacé la bière depuis le début du repas. Aujourd'hui, c'est leur fête, mais le geste pour lequel ils sont volontaires est grave et ne s'improvise pas dans les vapeurs de l'alcool.

À La Pobla de Farnals, c'est à 23 heures que l'on se joue la vie quand on décide d'inscrire son nom sur ce petit morceau de nappe en papier blanc. À 23 heures, on risque sa vie, pour la beauté du geste, pour la fête et les traditions taurines de tout le Levante. À 23 heures, on décide de savoir ce que ça fait, ou de revivre une nouvelle fois cette expérience d'un torrent d'adrénaline parcourir son corps. À 23 heures, on devient un vaillant ou l'on se résigne à n'être que spectateur, par sagesse ou par manque de courage. Ici, personne ne sera jugé, ce n'est pas un concours de testostérone ; il y a ceux qui veulent et ceux qui ne peuvent pas. Un point c'est tout. Le temps d'un tirage au sort, et l'on saura qui va libérer ‘Caribello’, ‘Carasucia’ et ‘Botijero’ du pilón, qui aura la chance et l'honneur de couper la corde du toro embolado1.

C'est Ricky qui tire les trois petits papiers. C'est toujours la main innocente de Ricky qui a désigné les coupeurs de corde depuis que la peña existe… Tiru, Cuervo et Chapi. Les autres devront attendre un an de plus avant de retenter leur chance. La frustration se lit sur le visage des perdants, la tension et la responsabilité sur celui des gagnants.

Dans un peu plus d'une heure, ‘Caribello’ sera face au pilón avec sa demi-tonne de muscle et de rage. Je ne sais pas si, ébloui par ses boules de feu, il peut voir Tiru s'approcher, se mettre face à lui pour, et d'un coup de lame, le libérer. À 23 heures, Tiru a choisi de regarder ‘Caribello’ dans les yeux.




1 Le toro embolado est une tradition taurine du Levante qui consiste à immobiliser le toro au pilón, à lui placer sur les cornes une armature en fer terminée par une boule enflammée, et à le libérer en coupant la corde qui entoure son frontal.