06 octobre 2010

Lucas (II)


Nous vous avons déjà présenté Lucas, à l’occasion d’un habillage de Juan del Álamo. Aujourd’hui c’est le Ciego, incontournable figure de notre blogosphère taurine qui y revient.

Lucas... Aujourd’hui, tout le monde l’apostrophe en disant « Lucas ». Mais pour moi, Lucas, c’est Jean-Luc.
Je connais tout d’abord de lui ce petit secret d’éphéméride qui roule dans l’ombre de tout aficionado a los toros de verdad : celui de la première montée aux arènes.
C’était à l’époque des courses du 1er-Mai montées par la peña des Arsouillos sur le sable des — not yet — arènes Maurice-Lauche d’Aire-sur-l’Adour. Avant cela, avec Lucas, on se voyait, de reojo, de bringue en pochetronnade dans ces fêtes étudiantes où personne n’a vu un type avec un livre sous le bras. Lui parlait histoire de l'art. Il donnait aussi des conseils en bricolage et en raccourcis pour aller, par exemple, avec célérité d’Artiguelouve au Poteau de Lanne. Jovial et sombre. Méticuleux et emporté.
Il m’avait vu, donc, avec Jacques Bacarisse et d’autres de feu le Cercle taurin palois nous délecter d’une de ces faenas d’hermine et de taffetas que cousait parfois ce grand tailleur de José María Manzanares. Les aiguilles appartenaient à la maison Rojas, Gabriel pour nous servir. Peu de monde, alors on était descendu se caler en barrera avec la banderole sang, noir et or. C’est là qu’il nous avait repérés. Oh, il ne s'est pas lancé à nos trousses à la fin de la tarde. Pas le genre. Il a digéré et cuvé ce qu’il venait d’encaisser. En grand animal solitaire, ce qu'il aime toujours à être d'ailleurs. Il y avait de quoi.
Quelques jours plus tard nos routes se croisent dans une énième nouba. Je sens qu’il brûle de me faire part de quelque chose. Il se lance. Tout ce qu’il a vu et ressenti ce Dimanche semble avoir bouleversé sa vie. Il me raconte qu'il est venu en terres aturines amené par un ami d’enfance, un Montois, Jean-jacques Loustauneau. Cette après-midi-là sera sa pierre de voûte. Un aficionado est né.
On était rock’n roll à l’époque. Enfin, eux surtout. Jean-Luc se baladait alors en pleine Madeleine montoise avec un casque blond, peroxydation vintage tipo Billy Idol et les tiags en tendido en guise de mocassins, c’était un peu « too much ».
Un jour, toujours flanqué de Loustauneau, on part à Madrid en camion-couchette, cahin-caha. Oloron, la vallée d’Aspe, le Somport d’avant le tunnel, la descente sur Huesca, 80 km/h à tout casser de moyenne, transhumance des passions, on s’arrête. Zaragoza, le « Tubo », les bourrelets du chanteur de cuplé dans la salle aux colonnades en mica, le réveil dans le plus Zurbarán des levers de soleil du monde. Les deux comparses devisent. J’écoute. Ortega Cano c’est Elvis Costello et Brautigan, Manzana c’est le sentier lumineux et Stefan Zweig ! Olé ! C’est parfait ! Ces types sont barjots !
A Las Ventas ce fut Paula, la confirmation de Cepeda et l’éclosion novilleril de Ponce. Paula, c’est parti pour la vie depuis lurette pour moi, mais le petit ver ne s’attrape pas comme cela, sa chasse est difficile... Il faut dire qu’on l’a un peu vu au paseo, pas trop devant les taureaux et plus du tout sous la pluie de coussins à sa sortie ; alors, bien sûr, Jean-Luc n’y croit pas trop.
Il faudra un festival à Villeneuve-de-Marsan pour que, d’émotion, il déchire son mouchoir pour que je puisse avec lui réclamer le rabo pour le chaman de Jerez. J’étais encore venu a los toros avec un vieux kleenex morveux et ça, Lucas, ça le mettait en pétard.
Dans la malle pleine de souvenirs il y a aussi la soirée de siphonnage gratis — au moins deux caisses de fino — dans la cave du Cercle taurin dacquois, à l’époque sanhédrin du mundillo de notables de sous-préf’. Ils avaient convié un pauvre hère à se faire saigner les doigts sur une guitoune à deux balles pour jouer djobi-djoba. Quand j’ai commencé à cracher « A un anciano le peguueee… » le visage du type s’est éclairé, Lucas a fait claquer le jaleo et nos verres n’ont plus connu la misère. C’était comme un fer à souder ces moments-là.
Il y en eut de plus durs. La cohabitation fut parfois houleuse. On n'était pas des caractères entiers pour rien.
Pourtant c’était lui que j’appelais pour filer à Pampelune juste pour voir les taureaux au Gas. On finissait notre nuit garés devant le poste frontière et sa barrière baissée à Arneguy en rêvant au bout de pain qui ferait saigner le jaune d’œuf qu’on laperait en suçotant des yeux les hanches des mordantes Navarraises.
Je crois aussi me rappeler qu’on en a planté des piquets virtuels dans le champ à côté de la maison familiale près de Marciac. Il voulait y mettre du bravo ! et toujours avec ce souci du détail, de l’approche carrée et précise de la problématique. Même pour un fantasme aussi romantique à la Fernando Villalón !
Et puis les capeas. Saint-Sever, Bascons, Estibeaux, Brocas, Pomarez... la voiture et zou ! on retrouvait les prácticos qui s’étaient déjà « cherchés la vie » : les Deck, Sodore, Michel Bertrand, « El Litri », « Une pase un palo », Pons. On croisait des apprentis-novilleros et des débutants avec du lait qui leur sortait encore du nez... Lionelito, Aizpurua, Labarthe, Cañada, Lescarret plus tard. J’aimais y aller avec lui parce que, toujours dans cet esprit de l’amour du « bien hecho, bien dicho » il pliait les capotes comme personne. Alors que moi... j’étais le roi de l’esclavina en portefeuille.
Le monde de l’organisation fériale lui a même ouvert ses bras. Pour les refermer sévèrement. Trop droit, trop romantique.
Puis les étudiantes ont glissé des serre-têtes dans leurs cheveux, ont mis des cardigans, les nuits sont devenues des soirées, la vie semblait nous dire qu’il fallait dorénavant jouer sérieux. Tu parles !
Je me suis mis à écrire.
Jean-Luc à commencé à me lire. Il ne trouvait ça pas mal, même bien.
Il a appris à écouter Camarón et moi Costello.
J’ai testé la sagesse de rester aux portes des tendidos et des tertulias, il s’est mis à courir dans les callejones avec le dos un peu courbé en émettant à mi-voix un « Voy... voy, voy, voy » comme autrefois il disait : « one... two, one, two, three, four ».
Après toutes ces années, sans GPS ou d’heures fixes, avec juste l’envie et la certitude de profiter d’instants précieux on se retrouve. Au coin d’un bar, d’une table, dans l’embrasure de la porte coulissante du fourgon des piqueros. On s’embrasse malgré le regard narquois des lanciers. On parle. Puis il repart.
Quand il s’éloigne je pense invariablement que je ne sais toujours pas monter un estaquillador convenablement et que lui peut réciter la liste des ganaderos du second groupe sans fourcher. Je pense que quand il lit Jim Harrison sur la banquette arrière de la fourgonnette — s'il ne la conduit pas lui-même vers Nîmes, Badajoz, Calasparra ou Madrid — eh bien je dors. Je pense « qu’un coup de dés jamais n’abolira le hasard » alors qu’il s’apprête à nouer un chignon postiche à un type en bas roses qui va tenter de mettre des parenthèses de lenteur dans un affrontement où le sang n’a pas qu’une odeur.

Des amis sont partis, d’autres non. Il a toujours conservé ce feu prométhéen d’un premier jour du mois de Marie et c’est pour cela que Jean-Luc, petit à petit, s’est mué en Lucas. Lucas de Extremadura. Lucas de Salamanca. De Talavante, de Juan del Álamo. Sans esbroufe. Avec sincérité. Lucas de siempre mais Jean-Luc de toujours.
Desde aquí le doy un abrazo grande.
Ludovic Pautier

>>> Sur le site www.camposyruedos.com, rubrique PHOTOGRAPHIES, retrouvez une galerie de l'habillage du novillero.