16 octobre 2010

Durán


Il fait un froid de canard ce matin, le ciel est plombé, c’est une de ces journées à ne pas mettre un Madrilène dehors. On ne sait même pas si on verra les Fraile cet après-midi, vu comme la pluie menace. Et c’est la der des ders de la saison.
Patio de caballos, la queue des aficionados de tous pelages pour le sorteo. La petite porte, l’escalier, encore une porte, menue et à double battant, comme celle d’une salle de classe à la Jules Ferry. Après, l’espace et une grande respiration silencieuse. Les corrales.
Vingt-cinq ans qu’il use ses manches sur les barrières de Madrid. Il a dû être assez beau, à ses "y tantas", il a encore la prestance andalouse de qui a grandi à Sanlúcar. Les yeux pile de ce bleu d’orage des photos de Manon, celui des corrales de Madrid, délavé par le frottement de millers de culs de toros.
Don José Manuel Durán, doyen des vétérinaires à Las Ventas. Bien sûr qu’il voulait être torero et pas véto. Pourtant, son père l’était avant lui, et à Las Ventas aussi. Au moment de se décider, il a finalement rangé ses trastos pour toréer avec sa blouse dans les couloirs de la fac. Pas de toros là-bas. Le bovin se porte manso. Faut de l’afición pour faire ce métier, et pas qu’un peu.

On se balade de portes en couloirs, il se raconte. Les Chopera, quand il a commencé. Le "Toro Grande de Madrid." Ouais, pas convaincu, on perdait les caractéristiques de chaque encaste. Santa Coloma et Atanasio, c’est quand même pas tout à fait pareil... Lui, son truc, c’est d’essayer de récupérer les spécificités. Tout en zigzagant au milieu du mono-encaste Domecq. Il peste contre les nouveaux riches qui ont fait de ce sang une bouillasse à haute toréabilité, et remarque que les figuras pourraient quand même faire le geste, de temps en temps, de mouiller leur chemise devant des bestioles un peu couillues. Il voudrait que ça vibre, que ce soit de nouveau la magie. "Esto es una equación, y la x es el toro." Faut le déchiffrer, ce x, et pour ça, il faut de l’afición. On y revient. Aujourd’hui, il a le sourire qui frétille. Il y a des Graciliano dans les chiqueros. Des mecs sérieux, comme il aime. "Quand tu les regardes, faut que tu voies un señor toro, pas un gamin. Un athlète, avec le cul serré, les défenses bien armées, tout en muscle, la queue qui touche presque terre. Hasta el rabo, todo ha de ser toro."
Pour lui, l’afición se meurt. Le public a changé, il vont aux toros, mais plus pour voir des toros. De toute façon, les gens ne savent plus les différencier. Ils viennent voir des toreros, mais torero, aujourd’hui, c’est un job comme un autre. Faudrait que les novilleros se jettent au feu, comme avant, avec l’habit détruit, la rage sur la face et le métier qui rentre à coups de corne dans le derche. Là aussi, la Sainte Afición que les jeunes n’ont plus.
José Manuel regarde passer les toros, les après-midis où il est de service. 6, 7, 8... jusqu’à 11, une fois. "A Madrid, y en a toujours 15 ou 20 en réserve."
Et il fait quoi, le véto, en hiver ? Il reprend sa clinique de "petites bêtes" en attendant le printemps.

Texte & photographie © Joséphine Douet