14 octobre 2010

Cornada dans le mille-feuilles


L'hiver sera long, nul besoin de l'aller passer dans des coins isolés lointains et sans réconfort pour le sentir ou le deviner. La montagne russe de notre moral va s'infléchissant déjà. Le noir caillou d'une déprime légitime et bien méritée prête d'ores et déjà le flanc à ces saisons de carences en tout genre qui, lentement, vont le polir et le lustrer des mois durant. Si je parle de coins reculés, c'est que ce que j'appelle hiver, ici, constitue comme un exil temporaire pour notre communauté. Rivés par le froid, l'obscurité, l'absence d'occasions, nous ne nous verrons guère. Une Elbe récurrente sans même une menace définitive ; une pause. Alors, comme si blottis loin de tout nous pouvions venir à manquer, notre chère Joséphine nous enverra des photos de Madrid, son Madrid et un peu du nôtre. Des cartes postales muettes, ou vaguement griffonnées. Muettes mais éloquentes. Eloquentes comme cette première. La photo est une alchimie tout comme la tauromachie, ces "choses" des explications desquelles il faut à tout prix se prémunir. Prends ta claque, profite et tais-toi. Ramasse les cendres de ton illusion et retourne bâtir d'autres chimères qui partiront encore en fumée. Qu'importe ! Joséphine nous envoie donc des provisions pour nous maintenir à flots, des sucreries amères ou démodées, quelques copeaux bien caloriques de Madrid, clichés langoureux ou d'acier et autres preuves que l'hiver passe aussi par là-bas, quoique nous persistions à en douter.
Ce soir, nous attaquons donc par le dessert, un mille-feuilles dont Joséphine nous a balancé les restes et qui ne faisait pas très envie en début de repas. Un dessert exposé dans une vitrine réfrigérée : le genre de montage qui, dès le menu, sent le traquenard et la vanille de synthèse. Il faut imaginer tous ces rendez-vous taurins ensevelis sous la colle et l'actualité "au(à la)-suivant(e)", ces centaines de toros occis, de matadores quittant le ruedo tête basse, bien après les aficionados pressés. Anniversaire, Saint Isidore, Presse, Bienfaisance, été dangereux, dimanches trop similaires, confirmations, opportunités vénéneuses et 8 Nations : "Combien de toreros, combien de capitaines / Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines / Dans ce morne horizon se sont évanouis..." Un tapis, épais comme ça, d'affiches périmées entassées les unes sur les autres, badigeonnées de colle transparente par un employé même pas aficionado, un carton de souvenirs compressés et amidonnés, un mille-feuilles comprimé, pour navette spatiale ou solitaire autour du monde. Pas même un nouveau concept.
Et pour ces Graciliano et leurs bourreaux, la gloire éphémère de ternir au pâle soleil et gondoler à la pluie hivernale. Triste Hispanidad que les cousins Américains ignorent. Un passant (même pas aficionado non plus, qui sait ?) a voulu emporter quelques pages de ces souvenirs indigestes : tentative soldée par un coq salmantin fendu en deux et l'ombre d'une cornada à Vilches.
Pronostic grave.

Photographie © Joséphine Douet pour Campos y Ruedos