25 février 2013

‘Bailaor’, hijo de ‘Bailaora’



Le 16 mai 1920, « un toro a tué Joselito ». 

C’était à Talavera de la Reina, non loin de l’injuste Madrid, cette Madrid dont il voulait se reposer en se rendant à Talavera, cette Madrid piailleuse et pinailleuse qui l’accusait de s’envoyer des Albaserrada cornicortos. Le 16 mai 1920, c’est ‘Bailaor’ qui a tué Joselito d’un coup de sa petite corne, parce que ‘Bailaor’ voyait mal de près mais bien de loin. Les peuples ne pardonnent pas et viennent assister aux exécutions les plus atroces sur la place principale de la ville, sans sourciller, sans repentir, les visages froids et fermés léchés un instant par des vagues de flammes.

‘Bailaor’ était un toro de la ganadería de la Viuda de Ortega. Une veuve que l’on pourrait dire noire mais qui ne goûtait pourtant guère la passion ganadera de son fils Venancio Ortega Corrochano, fils de Vicente Ortega, agriculteur et propriétaire de la finca « Santa Apolonía » dans les environs de Talavera.

Le 16 mai 1920, Venancio Ortega Corrochano a cessé d’être ganadero en même temps que s’échappait du corps d’un roi une vie vouée au sacrifice de soi. Ainsi meurent parfois les rêves et les ganaderías. Il semblerait d’ailleurs qu’au lendemain de la nouvelle qu’« un toro a tué Joselito », un autre ganadero, Juan Contreras Murillo, prit la décision semblable de se défaire de sa ganadería. Mais si Contreras la vendit en plusieurs parts (Sánchez de Terrones et Sánchez-Rico entre autres), Venancio Ortega Corrochano envoya ses bêtes au matadero. Personne ne s’en attrista, personne ne l’encouragea à ne pas le faire ; les crimes de lèse-majesté n’ont d’autre issue que la mort.

À la vérité, un voisin de la famille Ortega, Severo García García, réussit à racheter quelques vaches. Le courage ne devait pas manquer à cet homme. Non seulement ‘Bailaor’ venait de commettre l’irréparable, mais la ganadería, par voie de conséquence de la haine populacière à son encontre, se voyait diffamée, attaquée, critiquée sur les origines douteuses de ses bêtes et sur sa non-appartenance à la Sociedad de ganaderos de reses bravas. Peu prirent sa défense, évidemment, à l’exception notoire — et logique — d’un neveu de la Viuda de Ortega, le critique taurin Gregorio Corrochano, un des rares critiques de l’époque à avoir assisté à la corrida de Talavera. ‘Bailaor’ ne descendait pas de nulle part, loin de là. Dans les années 1950, le grand spécialiste des ganaderías espagnoles, Areva, proposa, photos à l’appui, un assez long exposé sur les origines de ce toro negro mulato, numéro 7, d’environ 253 kilos en canal (approximativement dans les 480 kilos en poids vif). ‘Bailaor’ était le fils de ‘Bailaora’, vache jabonera marquée du fer du Duc de Veragua, et du semental ‘Canastillo’, d’origine Santa Coloma (il était marqué de ce fer) et acheté à Dionisio Peláez.

Voici un extrait de ce qu’en écrivait Areva : « Puesto que Doña María Josefa Corrochano, viuda de don Vicente Ortega, fundó la ganadería entre los años 1909 y 10 con cincuenta novillas erales del duque de Veragua a las que puso como semental, de primera intención, el toro Espartero de don Amador García de Tejadillo (Salamanca).
« Al soto de “Entre-ambos-rios”, proximo a la dehesa “Santa Apolonía”, envío el ganadero don Dionisio Peláez a pastar sus vacas en año 1913.
« Acompañaban a las mismas varios sementales de origen ibarreño, con el hierro del conde Santa Coloma, entre ellos Canastillo, número 40, negro. Toro recortado, de magníficos antecedentes y muy bravo en la tienta que el señor Peláez cedió, a principios de 1914, a don Venancio Ortega para que siguiera ejerciendo la función reproductora con las puras vacas del duque. »

Dionisio Peláez est un nom aujourd’hui oublié mais qui eut une légère influence aux alentours des années 1910-1920 en vendant une partie de ses bêtes à divers ganaderos de renom dont le plus connu reste sans nul doute Argimiro Pérez-Tabernero, le frère de Graciliano Pérez-Tabernero. C’est avec des animaux d’origine Santa Coloma achetés à Dionisio Peláez en 1914 que ledit Argimiro Pérez-Tabernero se lança dans la folie ganadera en solitaire. Auparavant, il menait la ganadería familiale (celle-ci avait été fondée par son père don Fernando Pérez-Tabernero, en 1884, en croisant un lot de 25 vaches du duc de Veragua avec un semental d’Antonio Miura) avec Graciliano, alors même qu’Antonio, un autre frère, avait racheté, lui, la ganadería de Gama et qu’Alipio s’en alla avec son dû lors de la division de l’héritage du père (mort en 1909), en 1911.

Aujourd’hui, les bêtes d’Argimiro Pérez-Tabernero sont difficiles à retrouver dans la constellation complexe que représente l’histoire des ganaderías, et ce, de plus, parce qu’Argimiro fut assassiné en août 1936 et que nous n’avons que peu d’indices sur la pérennité de son troupeau. Il semblerait qu’une partie de celui-ci ait été récupéré par son homme de confiance et administrateur, un certain Antonio Escudero, qui menait aussi la ganadería de sa tante, Juliana Calvo, détentrice des célèbres Albaserrada cousins de sang de ses Peláez/Santa Coloma. Qu’advint-il des toros d’Argimiro entre les mains supposées d’Antonio Escudero ? Dans les années 1960, soit vingt-cinq ans après la mort d’Argimiro, le señor Zaballos acheta un lot de bêtes annoncé dans les annuaires comme provenant d’Argimiro Pérez-Tabernero…

Mais revenons à Venancio Ortega et à son croisement Veragua/Santa Coloma assez proche, finalement, de celui opéré à la même époque (années 1910) par José Vega, puis poursuivi par les frères Villar. 

Nous l’avons déjà écrit, seules quelques vaches évitèrent le sort peu glorieux du matadero après la tragédie de Talavera. Ces survivantes furent achetées par Severo García García — a priori la ganadería de la Viuda de Ortega fonctionna tout de même un tant soit peu durant une quinzaine d’années puisque les derniers toros lidiés sous ce fer le furent un 16 mai 1935 à… Talavera de la Reina. 

Severo García García n’est jamais devenu un ganadero de postín et n’a jamais fréquenté ni grandes férias ni corridas de gala. Au mieux son élevage s’est-il créé un petit nom dans les environs de Talavera pour des spectacles de village dont sont friands les aficionados locaux. Nonobstant, le grand mérite de cet homme, que l’on imagine pétri d’afición, a été de conserver son élevage durant tout le XXe siècle pour le transmettre à ses descendants dont fait partie l’actuel Severo García García qui s’occupe des bêtes sur les coteaux qui dominent la capitale de province.

Il faudrait beaucoup d’imagination et de mauvaise foi pour reconnaître dans la cinquantaine de vaches braves de Severo García García un tamaño proche de celui des vaches de Veragua. Presque un siècle plus tard, la ganadería a changé et divers croisements en sont la cause principale. Ainsi l’éleveur s’enorgueillit d’avoir pu faire couvrir ses vaches par un toro de Victorino Martín pendant dix-huit ans — la tête de ce toro trône dans la salle de restaurant de la finca « El Enebrillo » —, ou d’avoir eu la possibilité de voir passer sur ses terres escarpées des bêtes d’origine Coquilla, par exemple. 

Derrière les rochers, au coin discret d’un rare replat, une vache vient de mettre au monde son dernier. Le placenta est toujours là, les pattes tremblent et elle le pousse de son mufle comme si elle lui soufflait la vie et la force…


>>> Retrouvez, sous la rubrique « Campos » du site, une galerie consacrée à la ganadería de Severo García García.