05 mai 2012

Rêve de gosse


On a tous besoin de rêves. Certains les vivent par procuration quand d'autres les réalisent. Je fais partie de la première catégorie, par manque d'ambition ou de cojones, comme on dit par chez moi. En ce mardi 1er mai j'assiste à un festival d'aficionados prácticos. Ceux-là réalisent leur rêve : habillés de corto et dans une petite arène pleine, ils vont combattre pour la première fois un eral. « El Blanco » et trois compagnons sont au cartel

Quant à moi, je continue de « péguer » des muletazos aux chariots des supermarchés poussés par les petites vieilles ; je fais le desplante un genou à terre devant ma fille de quatre ans qui joue au toro et, pendant mon sommeil, je sens le souffle d'un Cuadri dans mes mollets lors de quiebros dans les rues de La Vilavella. La misère…

Finalement, on ne peut pas vivre de rêves. On ne vit que de frustrations. Pepe, qui nous a accompagnés dans le Sud lors d'un entraînement d'« El Blanco », est présent au festival. Lui aussi torée pour le plaisir. Je lui confie mon petit rêve : il faut qu'un jour je réalise un écart ou un recorte. À la fin du festival, un recortador s'entraîne avec un eral. Pepe me tape dans le dos et me fait un clin d'œil ; je fais celui qui n'a rien compris — ça doit être la trouille. 

Durant le repas de la peña, Pepe revient à la charge. Il m'annonce qu'au cours de l'après-midi quelques becerros seront lâchés pour le public. Il insiste, c'est mon opportunité. On verra, j'ai pas mis les baskets — la trouille, encore et toujours. 

L'après-midi défile et, alors que nous sommes sur le point de partir, Pepe me rattrape une nouvelle fois pour m'accompagner manu militari aux petites arènes. Dans celles-ci, un becerro affolé caracole, poursuivi par une meute de gamins en habits de communiants. On regarde pour le plaisir et l'on attend la sortie du prochain becerro. Pepe est formel : le prochain est pour moi. Je soupire, soulagé de voir qu'avec une telle bravoure j'ai toutes les excuses du monde pour ne pas réaliser de quiebro à ce pauvre animal. Je m'appuie à la talanquère et ferme les yeux. Quand je les rouvre, le toro vient d'entrer dans l'arène. Je suis prêt à crier au scandale, l'éleveur ayant atrocement « aféité » la bête : il ne reste aucune trace de ses cornes ! Dans une tentative de fuite, l'animal se heurte à la talanquère. Le choc réveille la bravoure qui l'habite et l'attaque fait place à la fuite. Le ruedo se vide des communiants. J'entends Pepe à l'autre bout de l'arène me crier que c'est maintenant ma chance. « El Blanco », qui est à mes côtés, me prend par la main et me mène au milieu de la piste pour un écart al alimón. L'animal est face au burladero. On s'approche, on appelle de la voix, du pied, de la main. La bête féroce s'élance au galop ; nous nous séparons et évitons la charge du monstre qui passe entre nous deux. « El Banco » prend ses jambes à son cou me laissant seul en piste. L'animal est retourné aux planches. Je m'avance doucement jusqu'à ce qu'il me voie ; je l'appelle, tente de le provoquer. Rien. Un pas de plus, encore un autre. Les pieds joints, je le provoque une nouvelle fois. La bravoure explose et la bête jaillit de toutes ses forces. Je marque un pas sur ma gauche, je vois que le bicho rentre dans ma feinte, je ramène ma jambe à sa position initiale et l'animal me frôle. Ça y est ! je l'ai fait. À ce moment, j'entends une voix forte depuis les gradins : « Dehors ! c'est pour les enfants. Laissez le becerro aux enfants. Dehors ! »

Je fais mine de ne rien entendre. Je gonfle le torse, je relève légèrement le menton et plisse un peu les yeux. Je marche tranquillement vers le burladero — l'attitude, très importante l'attitude. Il faut que je paraisse torero ! Une fois dans le callejón, je me retourne et vois qu'un communiant de neuf ans environ pète aussi son quiebro à ce minuscule becerro. Ça calme mais je m'en fous ; je me sens torero.

Demain, les chariots des supermarchés n'auront qu'à bien se tenir parce que je vais leur péter des naturelles interminables à m'en casser les hanches. Les petites vieilles sortiront leur mouchoir blanc, c'est sûr !