08 mai 2012

Le Prado a fermé


À la lecture du titre, déjà vous tremblez… Votre virée à but exclusivement taurin de fin mai que vous avez habilement vendue comme taurino-culturelle à votre compagne pour la convaincre de vous accompagner (ce qui vaut toujours mieux que de ne pas vous laisser partir seul) a-t-elle perdu l'essentiel de sa composante artistique (vous allez voir les corridas « dures ») ? Je vous rassure, la crise, ogresse protéiforme n'a pas encore eu raison du patrimoine pictural espagnol, et les pinturas negras, pas plus que le Jardin des délices, n'ont mis le cap pour la Chine ou les Émirats…

Plus modestement, Le Prado était un lieu parisien éminemment sordide où s'entassait un gratin de curieux quand le rade diffusait les corridas télévisées par Canal +. Il faut l'avouer, l'Espagne voyage mal. Sitôt passés les Pyrénées, vous oubliez la bouteille de manzanilla pendant des lustres au frigo, l'ibérico est vraiment trop gras pour en consommer en semaine, et que dire des simili tapas que la plupart des bars osent vous servir par ici ? Il manque le cachet, l'atmosphère qui confit tout, l'oranger en fleur, la poussière castillane, l'inaccessible Sévillane, le vrai goût du football ou les stations Repsol : toutes ces choses qui font l'Espagne dans sa pléthorique diversité. 

Le constat ne vaut pas seulement pour les spécialités du terroir ibérique, mais ô combien pour les corridas : il faudrait interroger ces gens qui se collaient à ces mauvais téléviseurs pour subir la retransmission d'une course épouvantable de plus sans la possible rédemption d'une virée à travers la nuit de Séville pour tout oublier. Pour ma part, je crois avoir toujours assisté à une course télévisée que pour tromper l'insipide quotidien par une raison légitime de détester la vie, retrouver des copains autour d'une bière ou voir la course de expectación avec l'inconscient espoir que cela sera une désillusion de plus. À croire que j'ai vraiment mauvais fond…
Le constat vaut, en ce qui me concerne, autant pour la bouffe que pour les toros, mais aussi pour les bars… là où Larrieu arracherait des larmes à un sniper kosovar en évoquant un bar crasseux et un patron bourru dans un bled de La Mancha ; le décor similaire et l'accueil difficile du tenancier me donnaient à Paris l'envie systématique d'écraser une glaire sur le front limonadier ou l'inox douteux du zinc. Alliage. 

Il fallait voir l'assemblée de nostalgiques, de curieux, de figures inamovibles et volubiles commenter à contretemps le spectacle télévisuel, évaluer le toro aperçu en contre-plongée à la sortie du toril, ou siffler une pique un peu appuyée sous l'oeil torve du barman oscillant entre indifférence et incompréhension… Parfois, même, un membre du Club taurin de Paris venait risquer d'y salir une semelle.

Et puis les meilleures soirées étaient finalement celles où, ayant rameuté une clique d'amis pour se donner du courage et un prétexte, l'accueil sombrait franchement dans le mépris quand claquait la réponse sans appel : « Y a foot ce soir ! » Adieux veaux, vaches, Domecq. Finis les indultos… Le proprio reprenait l'initiative de profession de la vraie culture ibérique mais, pas rancuniers ni mauvais bougres nous finissions par consommer en terrasse. Le week-end dernier, alors que je passais devant par hasard, les panneaux « À louer » donnaient au troquet l'air délabré que prend toute affaire ayant périclité. Pour un peu, j'aurais presque « rématé » le tableau à l'aide d'un pavé pour « puntiller » la vitrine et consommer la scène. 
Le Prado a disparu, mais, via le Net, vautré dans le canapé beige jouant à la roulette russe un cône au chocolat à la main et armé de mes mauvaises intentions de fracas, me reste le sordide exotisme frelaté télédiffusé par Canal +. Pauvres de nous. 



Image Un autre bar improbable : la buvette du stade de Larnaca, à Chypre, après une défaite de l'Ermis contre l'Apoel Nicosie.