02 septembre 2009

Peajes (II)


Séville, avril 2009. Le séjour tire à sa fin tandis que de fines gouttes de pluie viennent brouiller les vitres du seul café ouvert où nous avons trouvé refuge. Sous la lumière crue des néons qui éclairent le matin gris, assis sur le bord des sièges recouverts de molesquine, les clients s’affairent autour de leur petit-déjeuner, indifférents à la nostalgie qui déjà nous étreint.
Pepina sort de son sac une vingtaine de feuilles plastifiées de format A4, rassemblées dans un classeur d’écolière. Au même moment, détournant le regard vers la rue, j’aperçois Matthieu derrière la glace, le visage défait des réveils sans sommeil, planté debout devant le taxi qui l’accompagne à l’aéroport ; il agite doucement et tristement sa main en signe d’adieu ; je n’aurai pas droit au récit de sa nuit d’ivresse.

Un silence attentif vient s’installer au milieu de nous, facilité par la fatigue et la torpeur des fins de vacances. Je connais déjà quelques-uns des travaux de Pepina. Que ce soit dans les pages glacées des magazines ou sur les grandes affiches placardées dans les rues, on n’échappe pas à ses images glamour empreintes de cette beauté plastifiée qui fait vendre et rêver. Pour qui sait se montrer attentif, on discerne pourtant nettement, dans ses travaux plus personnels, une âme qui affleure, une sensibilité à fleur de peau, cette profondeur et cette rêverie émanant d’un monde intérieur riche et délicat que la photographe ne parvient pas totalement à cacher derrière une exubérance protectrice. Pour franchir le rempart, il faut accepter de plonger dans cet esprit où l’homme se tapit, refusant toute compromission avec les apparences trompeuses et l’esthétique facile.

Joséphine Douet est photographe mais aussi aficionada, comme François le signalait à l’occasion de l’annonce de l’exposition d’Alicante. Une aficionada qui, comme chacun d’entre nous, a sa propre histoire avec les toros et vient chercher dans la lumière et la chaleur des ruedos une part supplémentaire d’humanité ; de l’essence d’humain, en quelque sorte. Nos gros plans de toros, nos photographies mettant la bête sauvage au centre de tout, ne l’intéressent pas. Elle ne s’en cache pas.
Les photographies de Joséphine Douet touchent à l’intime et se présentent nues, dépouillées d’artifices, sans le fard qui se dépose généreusement sur le visage des modèles qu’elle a l’habitude de photographier. Ce parti pris audacieux est indubitablement risqué : la valeur artistique et humaine des photographies de Joséphine Douet demeurera peut-être ignorée du grand public, des consommateurs d’image à outrance vivant au sein d’une société qui en est saturée. La plupart de ses clichés sont sans concession à la facilité. L’impact a lieu après quelques secondes d’observation attentive ; on est d’abord séduit par une composition harmonieuse, l’œil vaguement attiré par tel ou tel détail, avant de ressentir toute la puissance du cliché.

La pluie continue de tomber, plus abondamment, et forme des rigoles qui serpentent dans les rues pavées du baratillo. Je referme doucement le classeur d’écolière. Pepina regarde ailleurs. Frédéric reste silencieux, plongé dans la contemplation de ses pieds ; il connaît déjà les photos et n’a pas besoin de croiser mon regard pour connaître mon sentiment.

Pepina s’éclipse et reprend la route de Madrid. Sans sa petite pomme. Quelques jours, semaines, mois de travail acharné plus tard, le livre sera là. Le 5 novembre 2009. Il sera bientôt sur la table basse du salon, projetant dans tout le séjour le regard de José María tourné vers lui-même. Je ne les ai pas revues ; rassemblées dans leur bel écrin, les photographies de Joséphine Douet continueront sans doute de m’apparaître sous leurs feuilles plastifiées, un matin d’avril blême, à Séville.