03 mars 2009

Ulisses... Chroniques amazoniennes


Quand je lui ai demandé qui étaient les meilleurs, il a pas hésité : les Cubains, il a dit, parce que ça a faim, c’est pas gros, mais putain, ça tape fort et ça lâche rien ! Ulisses Pereira, la cinquantaine robuste et la face usée par le cuir trempé de sueur de ses adversaires du bon temps jadis devenus de vieux frères, était là, assis sous la pâle lumière de l’unique néon du ring numéro 3, celui qui sert à l’entraînement des petits, ceux du quartier, et puis aux vieux aussi, ceux qui ne sauront ou ne pourront jamais s’arrêter de se la donner sur un ring, en attendant l’année de trop, celle qu’il ne fallait pas faire. Le numéro 3, c’est celui du fond, là-bas, celui où les cordes sont usées, parfois manquantes ou vaguement rafistolées, et où le sol se décolle de partout... Du coup, il faut y faire plus gaffe qu’ailleurs, mais c’est bon pour travailler les appuis. Alors bon...
Ici, c’est l’Academia Paraense de Boxe d’Ulisses Pereira, la vieille gloire locale des années 1980. Tout le monde le connaît, Ulisses, dans la Travessa Rui Barbosa, et puis surtout, tout le monde le respecte. Il a encore des bras, le vieux lion, et il serait bien capable de coller quelques crochets bien sentis. Mais, quand Ulisses raconte, tu sens bien que la guerre est finie depuis une paye. Le muscle est moins saillant, et les arcades et la cloison nasale en auraient à raconter. Ulisses, il a l’aspect d’un de ces vieux sementales que l’on apperçoit dans toutes les ganaderías de bravos, là-bas, planqués paisiblement sous un vieil arbre mort, un peu empâté, la démarche un peu lourde et boîteuse, mais la présence rassurante, par ce qu’il a été, même si...
Bref, pour lui, la vie, c’est combattre, et combattre, c’est vivre. Il peut pas faire autrement, Ulisses, parce que tout ce qu’il a, ça vient du ring, et de ses poings aussi, bien sûr. Et puis, de toutes façons, il savait pas faire autre chose. Alors, plutôt que de finir au fond d’un caniveau dégueulasse de Marituba, la peau trouée par un calibre pour une sombre histoire de bagnole volée ou de gonzesse un peu facile, il a choisi de pouvoir se regarder dans la glace tous les matins, même si ça n’a pas toujours été facile... Pas comme ces gamins qui branlent à longueur de journée dans la Travessa Rui Barbosa sur des bécanes un peu trop chromées pour être possédées honnêtement, et qui le toisent d’un peu haut, le vieux lion, et à qui il collerait bien quelques droites pas volées, de temps en temps, et que ça ne leur ferait pas de mal, même... mais bon, chacun sa vie, chacun sa merde. Ulisses, lui, il a choisi de combattre... avec honneur.
Il a été un grand champion de l’Etat du Pará, et les photos jaunies qui n’ont pourtant pas vu la lumière du jour depuis des années, vous le racontent encore, sur les grands murs de l’Academia Paraense de Boxe do Belém, qui mériteraient bien un petit coup de pinceau, d’ailleurs. Tout ça, ça le fait marrer, et il transpire la modestie l’ami Ulisses, mais tu sens bien l’orgueil qu’il a au fond de lui, de te faire remarquer que Acelino 'Popo' Freitas, le fringant puncheur bahianais, a été son poulain, et qu’ils ont partagé trois titres WBO ensemble. Et c’est tellement vrai, que du coup, cette histoire a une autre gueule... enfin, pour moi, en tous cas, elle en avait une autre...
Il m’a raconté aussi comment il s’est retrouvé entraîneur de l’équipe nationale du Brésil en partance pour quelques olympiades, mais bon, tout ça, c’est bel et bien fini... Il a préféré raccrocher parce que de toute façon, ils étaient pas bons, et qu’avec des mecs qui en voulaient pas, y avait rien à faire, et quoi qu’il en soit, les sélections nationales, ça voulait rien dire, et il savait bien, lui , ce bon Ulisses, que certains y étaient parce qu’ils connaissaient du monde à la fédé, et puis que finalement pour boxer, faut avoir la dalle. Et puis c’est tout...
Bref, tout ça, c’est Ulisses, Ulisses Pereira, le vieux combattant de Belém que tout le monde respecte, et qui passe son temps entre les trois rings de l’Academia Paraense de Boxe, à corriger des crochets pas assez appuyés, des droites pas assez profondes ou des uppercuts sur des appuis inversés, dans l’épaisse moiteur d’une salle de boxe des rives de l’Amazone.
Pendant qu’un des sacs encaissait copieusement les coups d’un hypothétique futur champion dans l’obscurité du gymnase, Ulisses Pereira, avec des airs de vieux ganadero las de trop de labeur, finit par m’avouer que la vie l’avait poussé à combattre, mais que la lutte, on l’invente pas, on l’a dans la peau. On part pas à la guerre si on a une âme de pianiste, un mental de trapéziste. Lutter, c’est douloureux, ça fait peur aussi, parce qu'on sait jamais comment on va en sortir. Quoi qu’il en soit, combattre c’est pas une affaire de poids, disait-il, c’est une affaire de mental. De regard aussi. Des pas francs, des trop francs, des vides, des effrayés, des fous... Et il en a vu, Ulisses, des combattants de toute sorte, mais il vous dirait que c’est pas les plus gros qui lui ont fait peur, ou mal. Il aimait pas les trop malins ou les trop vicieux, mais il fallait quand même les aguanter. Pas le choix. T’y es, t’y restes, et tu donnes tout, parce que l’autre, en face, ce gros enfoiré plein de haine, il va t’en mettre plein la gueule, il en veut qu’à ta tronche et il va pas te louper. Pourvu qu’il crève pas plus la dalle que toi, bonhomme, parce que sinon, tu vas prendre cher, et ça va tomber épais ! Ouais, les vicieux et les trop malins, Ulisses, il les aimait pas, mais il fallait quand même les aguanter. Tout comme les gros qui tapaient fort, les grands mous qui encaissaient tout, les fins stratèges, ou les valeureux qui boxaient tête en avant. Tous, il fallait les aguanter. Fallait faire le boulot, il disait, sinon, c’etait la galère, les trafics à la con, la rue...
L’entraînement commençait, Ulisses avait du taf. Je le laissais. Et puis je le regardais une dernière fois, le vieux combattant qui réajustait ses sacs, vérifiait les cordes, et je me disais que, forcément, sous d’autres cieux, il aurait été torero, en lidiador avisé il aurait sûrement ouvert les puertas grandes de Las Ventas à Bilbao, et aurait même pu s’appeler Fundi, Frascuelo ou Luis Francisco... et autant de raisons de ne pas faire l’année de trop.

C’est juste qu’Ulisses Pereira est né un peu trop au sud. C’est comme ça...

Saludo, Maestro !