26 mai 2008

Piquer dans le morrillo (II)


La suite de nos réflexions sur la pique dans le morrillo.
Piquer dans le morrillo (I)

À question naïve, réponse simple : parce que c’est difficile ! Oui, il est très difficile de placer la puya dans le morrillo du toro et chaque aficionado se doit de "se mettre au moins une fois à la place" du piquero au moment de châtier un bestiau de 500 kgs qui lui fonce dessus plus ou moins violemment et dans une totale intégrité physique (en tout cas dans l'idéal). Mais cette difficulté, compréhensible quand elle est de bonne foi, le monde des anciens varilargueros en a fait une facilité irrespectueuse et dégradante pour le combattant qu’est le toro.
"Puisqu’il est difficile de la mettre dans le morrillo, je vais la lui coller dans la cruz, plus facile à toucher". "Ne nous embêtons pas à faire les choses bien…". N’allez pas croire pour autant que seuls les picadors actuels piquent mal. Jamais, de toute l’histoire de la tauromachie, les toros n’ont été piqués correctement. Il conviendrait d’ailleurs de regarder les choses en face et d’en finir avec cette idée erronée qu’"avant c’était mieux", qu’il y aurait eu un "âge d’or" technique du tercio de piques et de la corrida en général. Qu’elle touche aux domaines de la politique, de l’Histoire ou de la tauromachie, cette notion "d’âge d’or" n’est toujours que le révélateur de l’incapacité ou de la difficulté à faire face aux inquiétudes du présent. Le passé rassure…c’est le temps verbal des régimes dictatoriaux…mais le fantasme de l’avenir ouvre la voie, parfois, au mensonge et à la mauvaise foi (on le constate en tauromachie tous les jours). A observer d’anciennes photographies datant d'avant l’apparition officielle du peto (de 1926 à 1930), force est de constater que la pique dans le morrillo était chose rare, et ce, malgré les préceptes fondateurs de la codification de Pepe Hillo dès 1796, "[...] y luego que este parte, y llega a jurisdiccion, le pone la garrocha en el cerviguillo"1.


Remarquons pour le camp de la défense que la notion de morrillo n'est apparue que tardivement dans les différents règlements taurins espagnols (lire à ce sujet : La suerte de varas n'existe pas)2. Par contre, il est aisé d’imaginer que durant la période pré-peto, il était certainement plus vital d’essayer de faire les choses correctement. Expliquons nous.

Avec un cheval non protégé, beaucoup plus léger et non "entraîné", les varilargueros se devaient par nécessité de se protéger et donc de maîtriser au maximum la charge des toros. Tout cela en considérant qu’à cette époque la sélection ganadera (dans ses balbutiements) construisait encore un toro "por delante", c’est-à-dire fort sur le tiers avant et donc enclin à pousser droit et assez haut. La force du bicho était donc surtout concentrée dans l’avant-train. Ces différentes raisons et nécessités ont donc impliqué l’apparition de suertes de picar bien particulières et dont la plus "orthodoxe" était la suerte "a caballo levantado". Quand le toro chargeait, il fallait le prendre bien avant le point d’impact avec l’haridelle et il convenait de le tenir du mieux possible au bout de la lance pour éviter le massacre. Le piquero devait donc être vif, excellent cavalier et physiquement fort. Pour maîtriser la fougue, la logique commandait de viser le plus en avant possible derrière la nuque du toro et non pas trop en arrière ce qui aurait eu beaucoup moins d’effet sur la contention de la bête (c'est une question de répartition ou d'équilibre des forces). Il n’est donc pas outrancier de penser que présenter le cheval de flanc (à la manière actuelle) était un danger certain pour l’équilibre et la survie du groupe équestre. Pour se faire, en jouant sur la mobilité de l’équidé, le placement le mieux adapté était de face ou mieux, de trois-quarts face. La suerte "a caballo levantado" apparaissait ainsi comme la plus à même à recevoir la charge de l’animal. Le piquero était dans l’axe du toro pour le citer et pouvait plus facilement maîtriser ses mouvements et préparait son office que s’il avait été placé de côté, c’est-à-dire avec la ligne des épaules dans la même ligne que celle du toro. De trois-quarts face, il pouvait mieux prendre le toro avant l’impact et surtout placer la pique à l’endroit convenu (malgré la difficulté inhérente à cet acte). Une fois sous le fer, appuyant de tout son poids pour protéger la monture, le piquero conduisait le cheval vers la gauche pour offrir une sortie rapide au toro et le placer idéalement pour le quite salvateur du matador ou des peones.


Car le quite (oui, ça existe) avait une importance essentielle à cette époque, vous le comprenez.

Ainsi exécutée, chaque pique durait assez peu de temps et cela permettait de replacer correctement le toro face au groupe équestre.
Mais ce temps-là est révolu depuis longtemps et le peto (1926 à 1930) a bouleversé le déroulement du tercio de piques.
Cette protection, au début assez légère, n’a eu de cesse de s’alourdir au fil des années alors que dans le même temps s’alourdissait aussi le poids des chevaux. Et les règles logiques de l’emplacement de la pique dans le morrillo ont lentement mais sûrement pris le chemin de l’oubli dans l’esprit du public, des piqueros, des toreros et des analystes de la corrida.
Actuellement, le tercio de piques se déroule de la manière suivante dans la plupart des cas :
Le groupe équestre, en surcharge pondérale, se place de flanc (perpendiculairement à la ligne du toro) présentant ainsi un mur au toro. Sans nécessité de se protéger outre mesure, le piquero attend que le toro vienne rencontrer le matelas protecteur en baissant la tête au moment de l’impact et il plante la pique dans ce que l’animal lui présente alors : la cruz. Le cheval étant déjà parallèle aux planches, il tourne naturellement vers celles-ci, entraînant le toro entre lui et elles et empêchant donc sa sortie naturelle. C’est l’heure de la carioca et du steack haché. Steack haché car la pyramide de fer pénètre des chairs que le bon sens auraient dû épargner. Le groupe équestre surprotégé, le toro cantonné entre ce dernier et le burladero, il est aisé de comprendre que le quite est devenu la portion congrue de ce tercio, il n’a plus aux yeux des spectateurs qu’une utilité artistique. Sans quite, la pique a gagné en durée pour arriver à ce que l’on connaît maintenant, la classique pique longue et carioquée. L’infâme devrait-on écrire ! Cette pique semble arranger tout le monde : les piqueros qui peuvent bien se défouler sur le toro sans prendre de risque démesuré, les toreros qui sont persuadés qu’ainsi leur adversaire sera bien réduit pour la seule chose qui les intéresse encore : la faena de muleta et le gros du public qui, face à un spectacle dégueulasse d’une destruction, préfère que le tercio soit changé au plus vite. Ceci est la réalité, malheureusement.
Et le morrillo dans tout ça ? Si le peto a bouleversé le tercio de piques, certaines évidences auraient cependant dû persister malgré lui. Il en est ainsi de la pique dans le morrillo qui prend tout son sens à ce moment là de la lidia mais qui conditionne aussi tous les événements à venir dans le ruedo. Si le morrillo n’est pas atteint, c’est la tête du toro qui reste mobile et qui n’est pas réglée pour la faena, malgré ce qu'en pensait Claude Popelin. Récemment, sur ce blog, a été mentionné le comportement spécifique et si particulier des toros de Dolores Aguirre Ybarra à Alès. N’ayant pas assisté à la course, j’ai pourtant retrouvé dans les mots de mes collègues des images entrevues les années précédentes à Pamplona, Calahorra ou Peralta. Des images de toros durement et salement châtiés mais qui, lors du second et du troisième tiers, chargent de toute leur rage avec cette tête qui dodeline comme un bateau perdu dans la tempête, tendue vers devant, trop haute. Ce n’est peut-être pas le signe d’une extrême bravoure mais il convient de s’interroger. Comment auraient-ils tenu leur tête si la pique avait été logée dans le morrillo, si elle avait touché les muscles du cou ? Comment se seraient-ils comportés avec la tête réglée et plus basse ? Et tous sont déclarés à chaque fois « mansos »… Piquer dans le morrillo n’est pas une lubie d’ayatollah mais une question de lidia et même d’intelligence de la lidia. Je sais déjà ce que certains malins ont à répondre, ils n’auront pas complètement tort. Le toro a changé et aujourd’hui, nombreux sont les toros qui sont élevés pour baisser la tête dès la sortie du toril. Ce sujet a déjà été évoqué ici mais l’apparition d’un toro construit presque à l’envers, c’est-à-dire "por abajo", a changé de nombreux facteurs de la corrida. Il est certain que de cette manière, beaucoup n’ont pas à être corrigés voire châtiés pour baisser la tête. Certes, l’élément est en partie recevable au détail près que l’emplacement actuel des piques (dans les reins, dans les épaules…) provoque énormément de lésions (perforation de poumon, etc.) et autres dommages pour la suite du combat face auxquels même et surtout ces nouveaux toros prêts à l’emploi ne sont pas capables de réagir positivement. Il en va tout simplement du respect de l’animal mis à mort.
La suite au prochain épisode...

Photographie n°1 de Manuel Vaquero, 1925 in Antología de la fotografía taurina 1839-1939, Espasa calpe.
Photographie n°2 de Jean Laurent, n° 2717, 1880 in Antologia de la fotografia taurina 1839-1939, Espasa calpe.

1 Tauromaquia o el arte de torear de pié y a caballo, Pepe Hillo, 1796.
2 Suerte de vara, Luis F. Barona Hernandez et Antonio E. Cuesta Lopez, Diputación de Valencia, 1999.