21 novembre 2007

La suerte de vara n'existe pas


En 1917, le Règlement des corridas de toros, novillos et becerros, précisait que les picadors piqueront « là où l’art de piquer l’éxige, c’est-à-dire, dans le morrillo ». Tous les règlements1 qui viendront après, outre le fait que le terme morrillo a disparu, ne feront plus allusion à une quelconque recommandation sur l’implantation de la pique. Autorisant de fait bien des pratiques, comme le laisse sous-entendre ce passage du Règlement des spectacles taurins de 1996 : « il reste défendu [...] de maintenir la pique incorrectement appliquée. » !

Les vétérinaires (ces incompétents...) sont pourtant unanimes : la pique doit être portée dans le morrillo. La chose est, je crois, acquise ; inutile d’en rajouter une couche. En revanche, il n’est pas inintéressant de constater que l’absence du mot morrillo des textes réglementaires (à partir de 1923) survient, grosso modo, avec l’arrivée du peto (de 1926 à 1930). Dans leur ouvrage Suerte de vara, Luis F. Barona Hernández & Antonio E. Cuesta López tirent, à l’issue du chapitre consacré au peto, un certain nombre de considérations liées à son apparition, dans les textes et en pratique (pardon pour la traduction) :

« 1/ l’adaptation du peto est à l’origine d’un effet contraire à celui recherché. La protection de l’équidé rend propice l’exécution statique de la suerte ;
2/ l’évolution progressive de son dessin a, en même temps qu’il a apporté une meilleure protection du cheval (jupe complète + manchons), réduit de façon criante la mobilité de celui-ci ;
3/ une fois la préservation de la vie de l’équidé assurée, sont introduites les races de trait (croisements avec elles), de poids et de volume plus importants et qui supportent mieux la poussée. Picador et cheval composent ainsi un ensemble statique, dont le mouvement le plus naturel consiste à tourner sur son axe afin d’éviter la sortie du toro quand celui-ci le heurte (carioca) ;
4/ le peto permet une pique prolongée et "efficace", empêchant le dosage du châtiment (note personnelle : on n’a toujours pas trouvé mieux, castigo signifiant également "punition" !) et l’appréciation de la bravoure du toro ;
5/ le peto sur lequel le toro s’épuise facilite son affaiblissement excessif, rendant impossible, dans la majorité des cas, l’expression de ses aptitudes et qualités ;
6/ il permet de faire réaliser la suerte à des picadors peu expérimentés et d’utiliser des chevaux insuffisamment dressés ;
7/ l’adoption du peto coïncide avec l’augmentation des dimensions de la partie pénétrante de la pique ;
8/ il conviendrait de légiférer sur l’utilisation d’un peto qui permette une meilleure mobilité du cheval. Il conviendrait d’empêcher que le toro n’atteigne le peto pendant la réalisation de la suerte. »

Comme de coutume, les toros sortent du tercio le morrillo impeccable ; foutu peto-blindage qui autorise les picadors à ne plus (savoir) déplacer leurs tanks2 aveugles (cf. Lumière !), à ne plus s'engager dans la suerte, à ne plus défendre le cheval contre la corne et, de fait, à ne plus donner la sortie au toro ! Attention, il n’est pas écrit que toutes les piques étaient portées dans le morrillo avant l’invention du peto. Et je ne remets pas non plus en cause son utilisation. Cela étant, vous connaissez la chanson : il apparaît clairement que si les petos étaient plus seyants, les chevaux moins imposants et plus mobiles, les picadors des cavaliers (!), les matadors et leurs cuadrillas des gens habiles3, etc., etc. ; la suerte de vara aurait une tout autre gueule ! Bref, on ne verrait pas une, ni deux, ni trois mais (au moins) quarante-douze mille piques, certes courtes pour la plupart, mais intenses et mouvementées. Aussi, on verrait des mises en suerte dignes de ce nom avec des toros qui ne seraient pas rendus moribonds, on verrait des quites, des ganaderos prendre des notes, etc., etc. ; croyez-moi si vous voulez, on finirait par s’habituer et peut-être même qu’on écrirait : « Les picadors, ces héros ! » Pauvre de nous ! On en est seulement à faire appliquer les deux malheureuses piques règlementaires... Et là, pour la quarante-douzième mille fois, elle a dit : « Philippe ! Tu viens manger ! »

1 A l’exception relative du Règlement taurin andalou (2006), qui stipule que le picador portera la pique « de préférence dans le morrillo ».
2 600-650 kg (cheval "nu") + 30 kg (peto, manchons compris ?) + une quinzaine de kg au bas mot (selle+tapis+sangles+mors+étrier+estribo, celui sur lequel le toro se fracasse le crâne, et ce n'est pas une image) + 85-100 kg (picador tout équipé, vara incluse) = entre 730 et 800 kg !
3 Selon Le Petit Robert : « Qui exécute ce qu’il entreprend, avec autant d’adresse que d’intelligence ou de compétence. = capable. »

En plus Lire, si cela n'est pas déjà fait, la synthèse d'Yves Charpiat dans Terre de toros & la série El eje de la lidia publiée dans Toro, torero y afición (en castillan).

Image Une fois n’est pas coutume, une pique dans le morrillo d’un La Quinta, à Céret en 2003 © David Cordero